Cody Roth : “Je me suis senti plus à l’aise à la marge”

Originaire du Nouveau-Mexique, le grimpeur Cody Roth vit maintenant en Europe. Personnage attachant, fantasque et éclectique, il n’a pas la notoriété qu’il mériterait, bien qu’il ait réalisé un nombre impressionnant de voies, jusqu’à 9a+. Sans chichis, il rembobine pour La Fabrique verticale le fil de ses nombreuses vies.
Cody Roth, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Cody Roth : J’ai 41 ans et je pratique l’escalade depuis une trentaine d’années. J’ai commencé à Albuquerque, au Nouveau-Mexique, où j’ai grandi. À l’époque, il n’était pas facile d’être un jeune grimpeur. Beaucoup de gens pensaient que l’escalade n’était pas appropriée pour les jeunes. En raison du danger perçu et de la responsabilité qu’exigeait la pratique de ce sport. Dans ma ville, il y avait qu’une salle d’escalade vraiment dépassée (déjà dépassée en 1994 !). En fait le propriétaire ne m’autorisait à y grimper qu’en présence d’un adulte.

Ma pauvre grand-mère, qui avait déjà plus de 80 ans et travaillait encore à plein temps, devait donc m’y conduire et rester avec moi pendant que je grimpais plusieurs fois par semaine après l’école. J’avais aussi une petite salle de bloc et un site d’escalade de trad’ à trente minutes de marche de chez moi. Comme je n’avais pas d’amis de mon âge qui pratiquaient l’escalade, je tendais des embuscades aux grimpeurs et leur demandais de m’assurer ! Heureusement pour moi, au gymnase, il y avait des grimpeurs plus âgés qui m’ont pris sous leur aile. Avec la permission de mes parents, ils m’ont emmené faire de l’escalade en falaise. Cela a été déterminant pour moi. Pouvoir pratiquer dehors et grimper à ma limite… Je me souviens que c’était l’euphorie totale pour moi.
Et ensuite ?
En 1997, une salle d’escalade moderne, Stone Age, (toujours en activité aujourd’hui) a ouvert ses portes, ce qui a vraiment accéléré mes performances en escalade. En 1998, à 15 ans, j’ai réussi mon premier 8a en cinq essais (je n’avais même pas encore fait de 7c+ à ce moment-là). Et j’ai commencé à participer à des compétitions en junior. En 1999, j’ai fait partie de l’équipe junior américaine et j’ai pu participer aux Championnats du Monde jeunes qui se déroulaient à Courmayeur, en Italie, cette année-là. Avant la compétition, j’ai pu grimper et voyager dans le sud de la France pendant une semaine, ce qui m’a complètement époustouflé.

Je me souviens d’avoir eu très peur en descendant en rappel dans les gorges du Verdon. J’étais là avec Aaron Shamy et Josh Heiny, deux jeunes grimpeurs américains très forts à l’époque. La mère de Josh nous a conduits là-bas et nous a regardés, complètement horrifiée, depuis un poste d’observation situé au bord du canyon et légèrement en face de nous. Je crois que toutes les cinq minutes, elle nous criait : « Faites attention les garçons, je vous aime !!! ».
En 2000, j’ai fait partie des dix premiers aux Championnats du monde des jeunes, dans ma catégorie d’âge. Et en 2001, à 17 ans, j’ai réussi mon premier 8c et j’ai également remporté les Championnats nord-américains juniors. En 2003, à l’âge de 19 ans, j’ai obtenu mon meilleur résultat en Coupe du monde adulte, à savoir une 6e place à Imst, en Autriche. De 2004 à 2011, je suis resté principalement à Innsbruck, en Autriche, et j’ai choisi de me concentrer davantage sur l’escalade en falaise et les voyages.

Comment expliques-tu le fait que tu sois resté un peu sous les radars en termes de notoriété, alors que tu as réalisé un nombre impressionnant de voies et de blocs difficiles (avec des réalisations jusqu’au 9a+ et du 8b+ à vue à l’âge de 40 ans) ?
Cody Roth : Si j’étais un peu dans l’autocritique, je dirais que la raison est que j’ai toujours été un peu en deçà de l’exceptionnel en termes de performances. Par exemple, à 19 ans, je pouvais atteindre une finale de Coupe du monde. Mais je ne pouvais pas monter sur le podium. Quand j’ai grimpé du 9a+, j’avais déjà dans la trentaine et je travaillais à plein temps. Et je n’ai pas grimpé de 9a avant cette ascension, donc je ne l’ai pas initialement cotée plus difficile que 9a. Si j’avais atteint ce niveau un peu plus tôt, j’aurais peut-être eu plus de sponsors et une plus grande notoriété.
La population de grimpeurs vieillit et il y a des grimpeurs âgés qui sont toujours performants tout en assumant les responsabilités de la vie normale. Pourtant les marques ne capitalisent pas vraiment ou n’offrent pas beaucoup d’opportunités financières ou de promotion aux personnes de ma catégorie, même si je pense que nous sommes en fait assez commercialisables.

La dure réalité est que pour obtenir une grande audience, pour amplifier et faire connaître davantage ce que l’on fait, et assurer une longévité financière à long terme grâce aux sponsors, on a besoin d’un contrat type boisson énergétique. Et il faut l’obtenir avant d’avoir trente ans. Je me demande un peu si j’aurais fait mieux si je n’avais pas eu à travailler et à me soucier constamment de l’argent quand j’étais plus jeune. Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir la liberté totale de me lancer.
Cody Roth, le plaisir à la marge
Je pense que la chose dont je suis le plus fier, cependant, est que j’ai réussi à réaliser ce que j’ai fait avec des ressources limitées. À 19 ans, j’ai voyagé seul sans entraîneur, avec peu d’argent – faisant de l’auto-stop, me repérant avec des cartes en papier et dormant dans les champs. Ce n’était pas facile, mais c’était une belle expérience.
Je pense aussi que je me suis simplement senti plus à l’aise à la marge. Bien que cela ne me dérange pas de participer à des compétitions sur scène, au milieu d’une ville animée, je n’ai jamais aimé évoluer sur une falaise bondée. Et je n’ai jamais cherché à faire partie d’un petit cercle restreint de cadors. Il y avait beaucoup “d’entre-soi”, quand j’ai commencé aux États-Unis.

Quelles voies et quels blocs t’ont le plus marqué et pourquoi ?
Cody Roth : Waouh, c’est une excellente question et une que je ne me suis jamais posée. Je pense que mon premier 7a et 8a ont tous les deux été vraiment mémorables. Mon premier 7a, je l’ai flashé et c’était seulement la deuxième fois que je grimpais en tête. J’avais onze ou douze ans. Et je ne voulais pas dire aux gars qui m’emmenaient grimper que je n’avais jamais fait d’escalade en tête. J’avais lu un livre sur comment clipper la corde et les concepts de base. Mais c’était entièrement théorique pour moi jusqu’à ce moment-là. J’ai fait une chute d’entraînement sur la voie d’échauffement que nous avons faite ce jour-là et cela m’a donné la confiance nécessaire pour me lancer sur le 7a.
Mon premier 8a était similaire à la fois dans son caractère inattendu et dans le soutien et l’amitié qui l’accompagnaient. J’avais un ami deux fois plus âgé que moi qui le travaillait et il m’a amené essayer avec lui. Il a partagé toutes les méthodes et m’a coaché tout au long de la journée. Je l’ai fait au premier essai, de justesse, et lui, avec l’autre groupe d’amis qui étaient avec nous, étaient très heureux pour moi. Il n’y avait pas de jalousie, pas d’envie, c’était comme si j’avais marqué le but gagnant pour l’équipe. Je trouve ça encore vraiment inspirant et un exemple que je veux suivre.

Cody Roth : “un soutien communautaire incroyable”
Il y a aussi un 8b+ au Nouveau-Mexique appelée Mainliner que j’ai faite sur coinceurs, ce qui était assez gratifiant, un peu effrayant et unique. Mon seul 9a+, à savoir M.e. I eat dust, avait beaucoup des mêmes éléments que mon premier 8a. Je n’avais pas grimpé de 9a avant cette ascension. Et il y avait un soutien communautaire incroyable. La nuit où je l’ai grimpée, j’étais entouré d’amis. Il y avait ce même sentiment de le faire pour l’équipe, et c’était vraiment spécial. Il y a deux ans, j’ai équipé et grimpé un 9a à Arco que j’ai appelé Flipping the Bird. Celui-là était spécial pour tellement de raisons. J’étais là ce jour-là avec ma femme, mon chien et l’un de mes meilleurs amis et mentors dans l’escalade et dans la vie, Much Mayr. Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer quand j’ai touché le sol.
En ce qui concerne le bloc, il y a une ascension qui se démarque définitivement pour moi. C’est Madiba de Fred Nicole. Je pense maintenant cotée 8B, à Rocklands, en Afrique du Sud. J’ai un énorme respect pour Fred, et pour Nelson Mandela d’après qui le bloc est nommé. Cette ascension est le genre de ligne que vous rêvez de trouver sur le rocher et d’avoir la chance de grimper. C’est comme entendre un morceau de musique incroyable et ensuite être capable de le jouer vous-même.

Quels sont tes plans actuellement en escalade ? Plus du bloc ou des voies ? Du à vue ou du après travail ? Équiper ?
Cody Roth : Un peu tout ça. J’ai moins fait de bloc au cours de la dernière décennie, mais je veux revisiter un peu plus le bloc cette année. Je viens de passer une excellente journée à Meschia avec la plupart des athlètes de Brazz que nous sponsorisons. C’était vraiment motivant pour moi de les accompagner et de grimper avec eux. J’adore les voies et physiquement, elles sont meilleures pour mon corps et le risque de blessure est plus faible, elles sont donc mon principal objectif.
L’escalade à vue, je pense que c’est une partie intégrante de l’escalade sportive et quelque chose qui vous garde humble et mentalement sain et en équilibre. Si je ne consacrais pas de temps à l’escalade à vue, je pense que mon escalade commencerait à se rétrécir et que je deviendrais plus instable. Il est beaucoup trop facile de commencer à s’enfermer et à limiter son escalade à une petite zone de confort auto-imposée parce qu’on a développé tellement de peur de l’échec. Je pense que l’escalade à vue est un jeu où il faut gérer la pression, et peut-être à cause de cela, elle enlève la pression de tant d’autres choses dans ma vie.

Cody Roth : “J’aime beaucoup l’escalade après travail”
J’essaie toujours d’avoir plusieurs projets et objectifs en même temps. Car je constate que si j’essaie une seule voie trop longtemps, je m’affaiblis et je commence à sous-performer. Je serais vraiment heureux de pouvoir grimper à nouveau du 9a+ ou même du 9b. Je ne veux pas l’exclure, mais c’est un sacré défi. Outre la difficulté physique, il n’y a pas beaucoup de voies de ce niveau parmi lesquelles choisir, ce qui rend la tâche encore plus difficile. De plus, je travaille à plein temps. Donc idéalement, je devrais en trouver une près de chez moi. Ce qui signifie probablement que je devrais aussi l’équiper. Beaucoup de choses doivent s’aligner pour que cela se produise. Mais je suis optimiste.
J’aime beaucoup équiper. Mais c’est difficile de trouver le temps, avec l’escalade et le travail. Donc je ne suis pas super prolifique mais je réussis quand même à équiper quelques voies chaque année. Peut-être que cette année je pourrai faire un peu mieux. J’ai vu quelques nouvelles parois en Ombrie où je vis maintenant.

Qu’est-ce qui vous a amené en Europe et en Italie, ta femme et toi, et pourquoi avez-vous décidé de rester ? Un rapport avec Trump ?
Cody Roth : Ça a joué, certainement ! Nous sommes partis en 2018 et les résultats des élections de 2016 ont été l’une des motivations. J’avais vécu principalement en Autriche de 2003 à 2011. Puis je me suis réinstallé aux États-Unis. En 2017 et 2018, je travaillais en Alaska. Je travaillais quatre semaines et avais ensuite quatre semaines de congé. C’était financièrement génial. Mais un peu difficile pour maintenir ma forme physique en escalade même si j’avais la moitié de l’année libre pour grimper.
La victoire de Trump a définitivement rendu mon environnement de travail en Alaska moins agréable. Car son exemple a encouragé essentiellement les mauvais comportements et la xénophobie. Heureusement, Vertical-Life était à la recherche d’un anglophone natif ayant une expérience en escalade. Et ils étaient prêts à s’occuper de tous les papiers de résidence et les visas de travail. Ma femme et moi avons fini par travailler pour eux pendant six ans. C’était un peu effrayant de vendre notre maison, la plupart de nos affaires et de prendre l’avion. Mais nous ne l’avons pas regretté.

Vous avez travaillé pour Vertical Life, basé à Brixen, et maintenant pour la marque Brazz. Peux-tu nous parler un peu de cette entreprise et de ton travail ?
Cody Roth : Vertical-Life était une start-up. Ça a été une formidable expérience d’apprentissage. Car vous êtes obligé de faire un peu de tout. Nous avons vécu à Brixen pendant deux ans et à Arco pendant quatre ans pendant que nous travaillions pour eux. En octobre de l’année dernière, nous avons décidé d’échanger Arco contre une très belle maison en pierre en Ombrie, près de Ferentillo. Nous vivons dans un village qui compte moins de 50 maisons, et moins encore d’habitants. Mais nous ne sommes pas trop loin de l’escalade, de Rome et d’autres villes.
J’ai commencé à travailler pour la marque Brazz en novembre. Nous fabriquons des crash pads, des bonnets et des sacs à magnésie. Il y a un an, nous avons commencé à faire des tapis pour les salles de sport. C’est aussi un travail varié où je peux faire un peu de tout même si mon rôle principal est d’aider aux ventes. Brazz fabrique presque tout en Italie dans sa propre usine, ce qui rend les choses passionnantes. Nous n’avons pas besoin de beaucoup de temps pour passer d’une idée à un échantillon. Puis à un produit. C’est une petite équipe jeune. Je suis l’un des plus anciens du groupe, ce qui est nouveau pour moi. Mais ce n’est pas quelque chose qui me dérange. Je m’inspire vraiment de leur énergie, de leur jeunesse. Et j’espère qu’ici et là, mon expérience s’ajoute et apporte quelque chose au groupe.

Quelles sont tes autres passions dans la vie ? Cody Roth semble être une personne éclectique, fantasque et très enthousiaste. J’ai vu sur Instagram que tu faisais du paddle de rivière (un mélange de surf et de kayak). Incroyable !
Cody Roth : Je pense qu’il est sain et utile d’être ouvert à d’autres choses et de ne pas être trop focalisé uniquement sur l’escalade. J’aime autant la nourriture, le vin, la musique, l’art et les autres sports que l’escalade. Quand j’étais plus jeune, il y a eu une brève période, après avoir commencé à exceller en escalade, où j’avais peur d’être un débutant dans d’autres choses et je me suis un peu renfermé. J’ai vu d’autres grimpeurs talentueux adopter cette approche et j’ai pensé qu’il était nécessaire d’être comme ça. Heureusement, j’ai rencontré Kilian Fischhuber et il a balayé tout ça ! Ce type excelle dans tellement de choses et il n’a jamais peur d’essayer. C’était un exemple vraiment important pour moi.
Quand j’étais à Innsbruck, j’ai passé pas mal de temps à faire du snowboard et puis lors de mes voyages en Afrique du Sud, j’ai commencé à surfer. Mon père est entraîneur de natation. Donc j’ai toujours été à l’aise dans l’eau. Je ne suis pas une personne particulièrement ésotérique. Mais je me sens toujours mieux quand je touche le rocher ou l’eau. Il y a quelque chose de métaphysique là-dedans pour moi.

Ma femme était vraiment à fond dans le surf. Et c’est grâce à elle que je me suis mis au paddle de rivière. À l’occasion, on trouve des vagues statiques vraiment amusantes sur les rivières. On ressent une sensation qui ressemble beaucoup à celle du surf. Mais, avec le paddle de descente, on l’aborde beaucoup comme l’escalade. On est capable de lire l’eau à l’avance et de planifier ses mouvements de la même manière que sur le rocher ! À partir de là, on essaie, on tombe et on essaie encore ! C’est encore un tout petit sport. Il ressemble probablement un peu à ce que l’escalade sportive était dans les années 80.