Genre et escalade : dépasser les stéréotypes

La grimpeuse professionnelle Alizée Dufraisse, bien connue pour ces réalisations en falaise (9a), a récemment soutenu une thèse de doctorat en STAPS : Le genre de l’escalade professionnelle. Analyse sociologique des modalités d’engagement et de professionalisation selon le sexe et le milieu social. Elle y analyse la dimension genrée en escalade. Ou plus précisément les interrelations entre les socialisations corporelles et mentales des femmes et des hommes et les normes, valeurs, pratiques dominantes dans l’univers de l’escalade. En voici les grandes lignes, extraites de son discours de soutenance de thèse, en exclusivité pour La Fabrique verticale.
“Depuis 2003, je suis athlète de haut niveau en escalade et je l’ai été en athlétisme. J’ai consacré toute mon adolescence à la pratique intense de ces deux disciplines. Je me suis orientée vers la compétition mais également vers la pratique en milieu naturel, ou outdoor, en escalade. Cette double implication m’a conduite à plusieurs performances marquantes, dont un titre de Championne du monde jeune en escalade et un titre de championne de France en athlétisme. Ce parcours m’a permis d’obtenir le soutien de sponsors qui ont accompagné mon engagement sportif.
Après quelques années de réflexion sur mon orientation universitaire en fin d’adolescence, j’ai choisi de débuter un cursus à distance, en langues et civilisations russes, à l’université de Toulouse. Ce format m’a permis de continuer à évoluer en équipe de France d’escalade, pendant treize années au total, et de monter sur plusieurs podiums en compétitions internationales chez les seniors.

Genre et escalade, un questionnement intime
À l’âge de 30 ans, j’ai décidé de me consacrer entièrement à la pratique outdoor. Aux côtés de mon compagnon, nous avons voyagé et j’ai réalisé des ascensions jusque-là inédites pour des femmes. Dans ce contexte, j’ai commencé ce doctorat après un mémoire en langues et civilisations russes qui portait sur les athlètes féminines dans l’ex-URSS et en Russie contemporaine. C’est par ce premier travail sur le genre que s’est ouvert un questionnement plus intime sur ma propre trajectoire en escalade.
Ainsi, cette thèse est née d’un double intérêt personnel : un besoin de comprendre ce que je vivais en tant qu’athlète et une volonté de rendre intelligible un monde dont les évolutions récentes m’interpellaient profondément. En effet, au fil des années, j’ai observé les tensions croissantes au sein de la communauté des grimpeurs professionnels, entre quête de pureté, exigences éthiques, et impératifs de visibilité, notamment depuis l’apparition des réseaux sociaux. J’ai voulu comprendre ce que ce contexte de mutation faisait, concrètement, aux grimpeurs professionnels.

Les modalités d’engagement des grimpeurs professionnels dans un contexte changeant
Mon objectif dans ce travail a été de mieux comprendre les modalités d’engagement des grimpeurs professionnels. J’ai pris en compte deux dimensions principales : d’une part le milieu social, et d’autre part le genre. En parallèle, j’ai cherché à analyser la professionnalisation des grimpeurs, dans un contexte où l’escalade connaît de profondes mutations. Parmi les transformations que traverse ce sport aujourd’hui, on peut citer :
- l’explosion des pratiques en indoor, avec le développement exponentiel des salles d’escalade ces dernières décennies.
- l’entrée de l’escalade aux Jeux olympiques depuis 2021.
- les évolutions du métier à l’ère du numérique.
- un contexte de mixité croissante et de volonté d’inclusion des femmes en escalade.
- et un contexte social marqué par des dynamiques de gendermainstreaming, autrement dit par une volonté de prise en compte des questions de genre dans l’ensemble des domaines de la société.
Les réseaux sociaux apparaissent alors comme un lieu stratégique d’observation et d’expression de tensions contemporaines qui découlent des transformations dans le milieu de l’escalade.
Deux grands enjeux ont guidé le démarrage de cette recherche :
- 1. D’abord, analyser la manière dont les athlètes s’approprient leur pratique sportive et leur travail, dans ce contexte de transformation actuel de ce sport.
- 2. Ensuite, interroger l’organisation du genre dans le monde professionnel de l’escalade.

Genre et escalade : concepts principaux et problématique de la thèse
Pour penser ces questions, j’ai mobilisé deux concepts principaux : celui d’ethos, et celui de régime de genre. L’ethos, tel que défini par Weber, désigne un ensemble de schèmes de pensées ou de valeurs, qui orientent les manières d’agir et d’être au monde des individus. Il renvoie à un ensemble cohérent de dispositions communes à un certain groupe social, et d’actualisations individuelles de ces dispositions, possédant un degré relatif de cohérence. Ce degré de cohérence traduit la recherche de sens par l’individu. Il renvoie à la dimension éthique de l’engagement dans l’action. Ce concept m’a permis de penser ensemble les dispositions – c’est-à-dire les penchants, les habitudes, les manières de penser, d’agir, de sentir – et leurs variations, en intégrant la dimension éthique propre à l’engagement sportif et professionnel des grimpeurs.
Le second concept mobilisé est celui de régime de genre, proposé par Connell. Il m’a permis d’étudier les logiques d’organisation du genre dans le milieu de l’escalade professionnelle. Grâce à ce concept, j’ai pu mettre en évidence la division sexuée du travail sportif ; les représentations genrées partagées par les athlètes, et les interrelations entre les différents acteurs dans ce contexte – à savoir les grimpeurs professionnels entre eux, les relations avec les sponsors et avec les consommateurs (ou fans).
Dans le contexte d’une pratique « vocationnelle », ce modèle théorique permet de mieux comprendre l’engagement des grimpeurs qui donnent un sens moral, voire existentiel, à leurs pratiques. Par ailleurs, il permet de prendre en compte la réflexivité des acteurs sur leurs engagements, ces derniers affirmant fréquemment une conscience éthique de ce qu’ils font. Concrètement, mon terrain montre des tensions contemporaines (indoor/outdoor, réseaux sociaux, marchandisation, normes de genre), et l’ethos permet de comprendre comment les individus cherchent à maintenir une cohérence dans leur pratique dans un monde changeant.
Ainsi, en prenant pour objet d’analyse les pratiques, mais aussi les valeurs portées par les grimpeurs professionnels, ce travail propose de répondre à la question suivante :
Comment se construit l’ethos du métier de grimpeur, du point de vue du genre ?
Un travail de terrain international pendant quatre années
Pour répondre à cette question, j’ai mené une enquête de terrain durant trois années. Ce travail s’est appuyé sur une approche socio-ethnographique qui combine : d’un côté, la réalisation d’entretiens semi-directifs avec des grimpeurs professionnels, et de l’autre, une observation participante, au cœur même du milieu de l’escalade professionnelle. J’ai effectué, entre autres, 40 entretiens formels, à nombre égal de grimpeurs et de grimpeuses, et plus d’une dizaine d’entretiens informels. Les athlètes provenaient d’Europe et d’Amérique du Nord et avaient entre 18 et 51 ans au moment de l’entretien. Ils étaient tous affiliés à des sponsors, avec un revenu plus ou moins élevé, certains ayant une aide institutionnelle pour leur pratique compétitive en parallèle. Les observations ont été effectués dans différents pays du monde : la France, la Suisse, l’Espagne, l’Afrique du Sud et l’Italie.
Ma position de grimpeuse a ainsi permis d’avoir un accès privilégié au terrain, aux enquêtés et une connaissance fine des codes du milieu. J’ai recueilli des informations riches, parfois confidentielles, et souvent délivrées de manière très spontanée. Par ailleurs, étant moi-même issue de ce monde, il m’a semblé essentiel de trouver le juste équilibre entre les avantages et les risques liés au travail ethnographique dans un terrain familier. C’est pourquoi j’ai fait preuve d’une vigilance constante, tout au long de ma recherche, quant aux effets de mon appartenance au groupe étudié. Ce positionnement réflexif s’est construit dans une dynamique d’aller-retour entre engagement et distanciation, me permettant à la fois d’optimiser les atouts liés à ma place dans le milieu et de limiter les effets de subjectivité sur le processus de recherche.
Genre et escalade : les principaux résultats
Pour analyser les formes d’engagement professionnel des grimpeuses et des grimpeurs dans l’économie du sponsoring, j’ai choisi d’adopter une approche qui considère les carrières sportives dans leur globalité. Cela m’a conduit à m’intéresser, dans un premier temps, aux caractéristiques sociales et sexuées des sportifs avant même leur entrée dans le métier.
Caractéristiques sociales et sexuées
J’ai observé que la majorité des grimpeurs professionnels sont issus des classes sociales moyennes et supérieures. Sur le plan socio-économique et sportif, les milieux sociaux familiaux des grimpeurs sont souvent plus mixtes et égalitaires du point de vue du genre. Cela contribue à expliquer pourquoi les filles s’engagent dans une pratique sportive intensive, qualifiée de « pratique à risque », et historiquement plutôt masculine.
En ce qui concerne les socialisations sexuées des filles, mon analyse montre que la socialisation « inversée » demeure peu présente dans le monde de l’escalade professionnelle. En effet, les grimpeuses ont incorporé à l’enfance et à l’adolescence des dispositions perçues comme « atypiques » pour leur catégorie de sexe, mais au cours de socialisations sexuées non « inversées », ou alors parfois « inversées » mais d’intensité « faible » ou « modérée ». Les modèles de genre socioprofessionnels et sportifs souvent mixtes des parents, ainsi que le contexte de gendermainstreaming au niveau de la société, qui impacte parfois les modèles éducatifs des mères, permettent en partie de comprendre ces incorporations « atypiques ».
Trois grandes configurations
J’ai identifié trois grandes configurations sociales des débuts de parcours des grimpeurs professionnels. Chacune caractérise les acteurs centraux des socialisations sportives de la première partie de carrière des grimpeurs. Ces acteurs véhiculent des influences sociales de l’univers indoor et/ou de l’univers outdoor de l’escalade.
- Dans la configuration héritier : les parents, eux-mêmes grimpeurs, sont les principaux acteurs de la socialisation sportive. L’escalade est transmise dès l’enfance, principalement dans l’univers outdoor, parfois en parallèle d’une pratique en compétition.
- Dans la configuration club : les athlètes découvrent la grimpe dans un cadre institutionnel ou associatif. L’apprentissage se fait à travers les entraineurs, ou mentors, avec une forte influence de l’univers indoor, en lien avec la compétition et la performance.
- Dans la configuration falaisiste : les grimpeurs s’orientent à l’enfance ou l’adolescence vers la pratique outdoor uniquement, au contact de pairs qui pratiquent principalement en milieu extérieur.
Ces trois configurations témoignent de la diversité des trajectoires de socialisation et éclairent les modalités par lesquelles se construisent les vocations sportives. Pour mieux comprendre ces vocations, j’ai étudié les dispositions que les athlètes incorporent tout au long de leur parcours, à la fois sportif et professionnel. Elles s’incorporent dans les configurations sociales mises en évidence, et dépendent également des contextes sociaux de la seconde partie de leur carrière à l’âge adulte.
Deux pôles d’engagement vocationnel
Face à la variété des dispositions sportives, ascétiques et professionnelles, j’ai mis en évidence deux pôles d’engagement vocationnel. Y ajoutant la dimension des valeurs, ces derniers correspondent aux ethos, compétitif et outdoor, des grimpeurs professionnels. Ils s’ancrent dans l’univers de l’escalade indoor, ou compétitive, ou dans celui de l’escalade outdoor. Les origines sociales, les générations et le genre participent, à moindre mesure, à expliquer les incorporations et leurs variations.
Par ailleurs, les athlètes n’adhèrent que rarement à l’ensemble des caractéristiques de l’un ou l’autre des ethos. En cela, ils ne sont pas hermétiques, bien qu’ils ne soient pas des idéaux-types au sens strict. Car ils s’ancrent dans des dispositions empiriquement observables. Ils offrent cependant un cadre analytique pour saisir les dynamiques sociales à l’œuvre dans un contexte de transformation du monde de l’escalade.
- Le premier ethos est celui des grimpeurs professionnels compétiteurs. Il se caractérise par une pratique sportive centrée sur la performance et qui valorise la confrontation à autrui. Les grimpeurs ont un rapport très structuré à l’entrainement : on y retrouve un ascétisme sportif marqué par une attention à l’hygiène de vie, généralement accompagné d’un engagement dans les études dans une logique de discipline globale. Sur le plan professionnel, ces grimpeurs intègrent les attentes liées à la communication : ils acceptent l’idée de « se vendre », de se mettre en image et mettre en récit leur parcours sur les réseaux sociaux, et ainsi de travailler sur les plateformes pour répondre aux logiques du sponsoring.
- En miroir, j’ai identifié l’ethos des grimpeurs outdoor. Il repose sur des pratiques et des valeurs tout autres. La pratique sportive est orientée vers l’expressivité, le partage, avec une forte revendication de liberté et un rejet assumé de la compétition. Cette approche situe leur pratique à l’intersection du registre sportif et d’une forme d’esthétique corporelle ou artistique. Leurs idéaux sont en corrélation avec un rejet de la structuration de l’entrainement et des contraintes de la scolarité. Dans le cadre de leur profession, ils rejettent les logiques de visibilité : ils n’apprécient pas se mettre en avant, refusent le travail de « viralisation » sur les réseaux sociaux, et critiquent les processus de marchandisation du sport et l’ « indoorisation » de la pratique.
Donner du sens à son engagement
Chacun de ces ethos repose sur une cohérence éthique, c’est-à-dire une certaine manière de donner du sens à son engagement, aussi bien dans la pratique sportive que professionnelle. Les valeurs sont souvent transmises au sein des groupes sociaux auxquels appartiennent les grimpeurs. Et dépendent principalement des influences des univers sociaux de l’escalade véhiculées. Les grimpeurs adoptent alors des stratégies différentes pour continuer à donner du sens à leur engagement professionnel, malgré les tensions auxquelles ils font face.
À travers l’analyse des diverses formes de travail numérique à effectuer sur les réseaux sociaux, j’ai mis en avant une dimension du travail émotionnel qui consiste à travailler sur ses propres émotions face à un dilemme éthique, dans un contexte de transformation du sport et du métier. J’ai également souligné que ce dilemme est fréquemment renforcé par des luttes de légitimité au sein du milieu de l’escalade professionnelle, mais n’en découle pas nécessairement. Ainsi, les deux visions du métier entrent régulièrement en conflit. Les grimpeurs délégitiment très fréquemment les choix et les pratiques qui relèvent de l’ethos opposé. Ces tensions révèlent une forme de polarisation du milieu et soulignent des résistances aux évolutions que traverse l’escalade.
L’escalade, un sport mixte traversé par des ambivalences
Pour approfondir la compréhension des ethos et en analyser la dimension du genre, je me suis intéressée à deux aspects : d’une part, les socialisations sexuées ; et d’autre part, l’organisation du genre à l’intérieur même de ces ethos. J’ai montré que l’escalade, bien qu’elle se présente souvent comme un sport mixte et égalitaire, reste en réalité traversée par des régimes de genre ambivalents. Les normes professionnelles contribuent à re-configurer le genre dans un sens qui maintient la hiérarchisation de genre.
J’ai mis en lumière la reconduction de la domination de genre dans le travail effectué sur les réseaux sociaux, malgré les opportunités que ces dispositifs peuvent offrir aux grimpeuses en termes de visibilité et de revenus. Si cette exposition médiatique contribue à leur popularité, elle repose souvent sur des représentations sexualisées des corps et s’inscrit dans un modèle familial patriarcal. Dans ce contexte, la légitimité des grimpeuses est régulièrement mise en question, et certaines subissent des formes de cyberharcèlement.
Les injonctions corporelles genrées permettent également d’articuler les enjeux de santé au travail, les effets du numérique et les dynamiques de professionnalisation sportive, souvent au détriment des sportives.
Redéfinir le genre à travers une quête d’autonomie
Grâce à la notion d’éthique, j’ai souligné des nuances à ce mécanisme. Par exemple, les critiques de certains professionnels ne sont pas nécessairement représentatives de mécanismes de domination consciente. Certains grimpeurs et grimpeuses soutiennent que, selon eux, l’égalité des sexes ne passe pas par la sexualisation des corps, notamment dans un contexte où cette mise en scène correspond aux attentes d’un public majoritairement masculin – représentant entre 65 % et 90 % des consommateurs sur les plateformes des athlètes. Toutefois, cette position s’accompagne souvent d’une inquiétude latente liée à la crainte de perdre leurs contrats de sponsoring, en raison de leur difficulté à « rivaliser » sur ce terrain de visibilité.
Par ailleurs, l’analyse combinée des dispositions et des éthiques a permis de mettre en lumière que les sportives expérimentent des formes d’empuissement différenciées dans leur pratique sportive et professionnelle, de type néolibéral ou de type non essentialiste et désexualisé. De ce point de vue, les pratiques adoptées par les sportives leur offrent une reconnaissance symbolique dans les deux cas, et sont fréquemment héritées des socialisations sexuées à l’enfance. Elles laissent entrevoir des tentatives de redéfinir le genre à travers une quête d’autonomie corporelle et professionnelle. Les possibilités de reconfiguration du genre sont cependant limitées dans ce contexte, d’une part car les éthiques s’appuient sur des visions divergentes de ce qu’est ou devrait être l’égalité, et, d’autre part, car elles s’inscrivent dans un système qui impose la reproduction des hiérarchies de genre.
Ce travail de thèse a profondément transformé mon regard sur l’escalade et a été, d’une certaine manière, un tremplin pour me redéfinir. Il m’a appris à penser avec davantage de nuances en prenant conscience des logiques sociales à l’œuvre dans les trajectoires individuelles – y compris dans la mienne. »