Gentrification et escalade : un fantasme de classe

L’escalade serait-elle vraiment devenue un sport de bobos ? Dans un certain monde de la grimpe, une petite musique se fait entendre ces derniers temps, celle d’une gentrification progressive des pratiquants. Si cette idée reçue fait son chemin, la réalité est bien plus nuancée. Car on voit bien le caractère potentiellement biaisé de ce postulat, les observateurs étant eux-mêmes acteurs du phénomène, avec une vision limitée à un contexte géographique spécifique. Cet article explore les dynamiques sociales à l’œuvre en escalade et les derniers clichés à la mode. Décryptage.
“L’escalade se gentrifie-t-elle ?”. “Est-elle de gauche ?”. “Les grimpeurs sont-ils tous des bobos ?”. Autant de questions dont n’ont cure les vrais falaisistes et grimpeurs de longue date… Mais qui – semble-t-il – titillent certains observateurs du sport ou les potentiels investisseurs dans une activité qui a le vent en poupe. Mais qu’entend-on vraiment par gentrification ? Et comment ce phénomène se manifeste-t-il, ou non, dans les salles et sur les falaises ?
À la faveur de son entrée dans le giron olympique, l’escalade connaît un essor fulgurant, attirant un public de plus en plus diversifié. Pourtant, l’image d’un sport de privilégiés, pratiqué par une élite socio-professionnelle, s’installe. Certes les salles parisiennes, symboles d’une certaine forme de gentrification de l’escalade, deviennent des lieux de plus en plus sélectifs, où le prix d’entrée peut être un frein.

Mais au-delà des clichés faciles à véhiculer, plusieurs questions émergent face à une supposée gentrification. Tous les grimpeurs vivent-ils à Paris ? Tous pratiquent-ils en salle ? Et uniquement en salle ? Et surtout tirer des lois générales sur la seule base de l’observation du public parisien, n’est-ce pas réduire la compréhension des enjeux sociaux dans leur globalité au prisme étroit du développement récent des salles de bloc dans le Capitale ?
Les clichés à l’épreuve des sciences sociales
Pour décrypter le phénomène, La Fabrique verticale a eu envie de s’appuyer sur des données sociologiques étayées plutôt que sur des ressentis et des perceptions. Et sur l’analyse d’un spécialiste de la discipline pour déchiffrer l’évolution des pratiques et interroger les idées reçues sur sa prétendue gentrification. L’escalade serait devenue un sport de privilégiés ? Qu’en est-il vraiment ? Pour mieux comprendre ce qui se joue au-delà des mythes et légendes urbaines, nous avons fait appel à Olivier Aubel, chercheur en sciences sociales. Nous avions déjà eu l’occasion de l’interviewer.
Olivier Aubel est Professeur des Universités, sociologue dans le Département de sociologie de l’Université de Grenoble Alpes. Il est l’auteur d’une thèse sur l’escalade libre (2002) publiée sous le titre : L’escalade libre en France. Sociologie d’une prophétie sportive chez L’Harmattan en 2005. Plus récemment, il a réalisé une enquête avec Vertical Life, the International climbing survey 2020. Il a aussi participé à l’élaboration et l’analyse de l’enquête nationale sur les pratiques physiques et sportives de 2020 (ENPPS 2020). Grimpeur lui-même, il a développé une connaissance fine de l’escalade et de l’évolution des profils sociologiques des pratiquants.

Si nous l’avons contacté, c’est également parce qu’il avait été assez étonné des données ressortant de l’Observatoire de l’escalade de l’Union Sport et Cycle, dont nous avions parlé sur La Fabrique verticale. Et avait réagi avec surprise en commentaire. “Je ne sais pas d’où vient ce chiffre de 2 millions. Mais il est assez décalé avec les chiffres (fiables ceux-là) du Ministère. Ainsi le nombre des répondants déclarant avoir pratiqué indoor au moins une fois dans l’année serait de 1.1 million. Et pour l’outdoor de 0,7 millions. Mais si on regarde les pratiquants réguliers, cela tombe à 0,4 et <0,1 millions… Donc bien loin des deux millions ! Il ne faut surtout pas confondre le stock et le flux. C’est-à-dire les grimpeurs réguliers vs ceux qui sont allés une fois ou deux en salle puis zappent”. Il est vrai que sur le taux de fréquentation « one shot » et sur le taux de transformation, les salles sont réticentes à communiquer des chiffres, ces données étant très sensibles…
Gentrification et escalade : mythe et réalité
“Parler de « gentrification » de l’escalade, explique Olivier Aubel, prend sens relativement à un enjeu économique. Car un tel processus en ferait un marché potentiellement plus attractif pour les levées de fond des investisseurs. Par gentrification, il faudrait entendre un public plus doté économiquement et culturellement que celui historique de l’escalade ou des escalades en général.

Dès 1979, Pierre Bourdieu notait dans La Distinction que l’alpinisme répond à « l’aristocratisme ascétique des fractions dominées de la classe dominante ». Soit dans sa modélisation de l’espace social la petite bourgeoisie cultivée i.e un volume global de capital légèrement au-dessus de la moyenne mais un capital déséquilibré en faveur du capital culturel. En gros des agents sociaux plus cultivés qu’ils ne sont riches. Est-ce que cela s’est modifié dans le sens à la fois d’une homogénéisation et une augmentation du capital détenu par ceux qui s’adonnent aux différentes formes d’escalade et plus particulièrement aux formes indoor qui intéressent au premier chef les investisseurs ?
Quelles données pour conclure à une éventuelle gentrification
La question est de savoir ce que l’on mobilise comme données pour répondre à cette question. Il est possible d’imaginer quatre sources de données. La première consiste en la réalisation d’enquêtes sur la base des fichiers clients des réseaux de salles comme Climb Up. Une thèse est en cours chez eux et donnera bientôt ses résultats. On peut imaginer que d’autres réseaux de salles font de même.

La deuxième source de données est celle d’enquêtes réalisées sur un public capté indoor parmi lequel se trouvent des gens qui déclarent aller dehors. Ici cependant, les lieux d’implantation des salles (inégalement réparties sur le territoire) pèsent sans doute sur l’échantillonnage. L’enquête emblématique de ce type est celle de la Climbing Wall Association aux Etats-Unis qui est réalisée périodiquement par des universitaires américains.
Les biais des études menées sur le public des salles
Ces deux premières sources de données permettent de décrire un public particulier cependant. Les répondants sont très majoritairement focalisés sur l’escalade indoor. Ils semblent désormais plus nombreux que les pratiquants allant dehors toute l’année. Ce public de l’escalade majoritairement indoor est plus féminin pour la modalité dominante avec corde. Mais aussi plus jeune. Ces deux caractéristiques impliquent que les enquêtes qui utilisent ces sources concluent majoritairement à une féminisation de la pratique mais aussi à son rajeunissement. Tel est le cas de la récente enquête réalisée par l’Union Sport et Cycle. De même pour celle du CWA aux USA. En sachant que pour parler de féminisation il faudrait deux points dans le temps afin d’identifier un processus. Ce que l’on n’a pas à périmètre statistique comparable.

Une troisième source de données a permis l’enquête que j’ai eu le plaisir de réaliser avec Vertical Life. Cette société italienne possède un fichier de grimpeurs indoor et outdoor (via 8a.nu à l’époque). L’enquête que nous avons réalisée est internationale. Elle est fondée sur la construction théorique de mon terrain de thèse et un échantillon de 12 000 personnes. Mais il faut noter que sur les variables décrivant la position sociale les taux de réponses sont bien moindres (un peu plus de 6000 personnes). Sur la taille de l’échantillon cela est comparable à ce que sera l’enquête Climb Up et celle du CWA. Il faut savoir que des échantillons d’une telle taille sont équivalents à ce que réalise le Ministère des Sports ou l’INSEE. Même si les procédures d’échantillonnage ne sont pas aussi robustes.
Une quatrième source
La quatrième source de données est celle des enquêtes de statistique publique. Comme celle réalisée par le Ministère des Sports en 2020 sur justement un échantillon de près de 12 000 personnes représentatif de la population française. Pour mémoire l’enquête de 2010 avait un échantillon inférieur de moitié environ. La taille de l’échantillon dans ces enquêtes est une donnée clef. Car elle détermine la capacité à décrire le public de pratiques relativement marginales comme l’escalade.

Relativement marginal comparé à la marche, les différentes modalités de vélo, les pratiques natatoires… Ainsi l’enquête 2020 du Ministère des Sports permet de caractériser socialement le public de l’escalade. Vous me direz 2020, c’est loin… Mais non en fait ! Car la mise en comparaison des enquêtes permet de voir que la structure des goûts sportifs et des affinités entre les groupes sociaux et les pratiques n’évoluent pas rapidement.
Il y a des permanences comme par exemple le rôle déterminant du genre, de l’âge mais aussi des profils culturels et économiques. Ainsi avec mon collègue Brice Lefèvre (certains familiers de la locomotion verticale se rappelleront de ce nom qui fit trembler les réglettes bellifontaines) nous comparons les enquêtes réalisées depuis 1967… Ce qui nous permet d’observer les permanences. Ce qui fait qu’il m’est possible de mettre en regard la dernière enquête du ministère, celle réalisée spécifiquement sur les grimpeurs avec VL mais aussi avec celle du CWA dont les résultats me sont régulièrement communiqués.

Quid de la gentrification sur la base de ces études ?
Et donc quid de la gentrification ? Soit ce processus qui ferait changer le public de l’escalade dans le sens d’un embourgeoisement. Soit le fait qu’ils soient devenus plus pourvus économiquement et culturellement. Et surtout que la structure de ce capital soit devenue plus équilibrée. Ces deux facteurs venant en augmenter l’attractivité pour les investisseurs…
Je peux faire état des résultats. Car cela a été publié (Aubel, Lefèvre, 2022). Ainsi en 2020, en sachant que les évolutions sont lentes, le public de l’escalade est encore celui que décrivait Pierre Bourdieu en 1979… L’escalade prise globalement est encore le fait de la classe moyenne ou des employés (55%). Mais on y voit toujours les fractions les plus diplômées. En tout cas si l’on compare les grimpeurs à la population de l’OCDE.

Combinés les deux facteurs nous indiquent que nous avons toujours affaire aux fractions cultivées de la classe moyenne. Alors bien sûr, il faut nuancer. Car il n’existe pas une mais des escalades. Ainsi la typologie que nous avons réalisée après ces traitements « à plat » atteste que les adeptes du bloc indoor sont parmi les plus pourvus économiquement et culturellement. Il s’agit d’un public de jeunes cadres (mâles) bondissants. Des adeptes de la Mac Donaldisation de l’escalade soit une pratique efficiente, maximisant le ratio entre temps et quantité d’escalade, d’une part et quête de la performance, d’autre part.
Les jeunes cadres bondissants
Si « gentrification » il y a, c’est parmi les adeptes de cette modalité de pratique que l’on peut la trouver. C’est-à-dire le bloc en salle. Ils ne se distinguent pas de la population globale des grimpeurs en termes de niveau de diplôme mais bien en termes de revenus qui les concernant dépasse les 5000 euros mensuels en moyenne pour 30% d’entre eux.
En sachant qu’ils représentent 14 % de l’ensemble des grimpeurs, il serait pertinent de parler de gentrification dans ce jeu de données pour 30% de ces 14%… Donc en volume, c’est assez relatif. Alors certains tenanciers de lieux de locomotion verticale vous diront que chez eux c’est particulier… Oui mais les statistiques ne sont pas faites pour décrire les cas particuliers. Elles raisonnent globalement. Comme parfois les banquiers d’ailleurs.

La gentrification de l’escalade, un mythe tenace
Donc tout cela pour dire que cette gentrification est à mon sens un mythe plaisant pour entrepreneur en quête d’une levée de fond miracle. Les escalades sont encore le fait des fractions dominées de la classe dominante, des cadres du public plus cultivés que pourvus économiquement. Et c’est finalement assez logique. Car pour ceux qui se rappellent La Distinction de Pierre Bourdieu, ce qui détermine pour une grande part le choix d’un sport est sa « structure motrice ». Donc les propriétés et habilités corporelles qu’il requière.

Mieux encore, on pourrait se dire que l’escalade indoor parce qu’elle est relativement aseptisée, réduite en complexité relativement à l’escalade outdoor (notamment par rapport à la relation au risque et au maniement du matériel) pourrait séduire des personnes moins dotées de ce que Bourdieu appelait le « capital culturel incorporé ». Ainsi moins qu’une gentrification, peut-on s’attendre à un élargissement de la base de recrutement de l’escalade indoor.
C’est en tout cas ce que constatait l’enquête que j’ai pu réaliser avec Vertical Life pour la catégorie des débutants indoor sur corde et les grimpeurs récréatifs. Ce qui n’exclue sans doute pas que dans certaines niches géographiquement parlant quelques bobos élevant des poules et des tomates sur leur balcon aient massivement investi la salle d’escalade de leur quartier proposant enrouleurs et co-working dans une ambiance recueillie…”
Merci à Olivier Aubel pour sa disponibilité et la finesse de ses analyses
Encore de la masturbation urbaine! Dans ma vallée on grimpe, ou ouvre des voies, on écrit des topos, on a une salle, on fait des grandes voies à 70 balais, on est ouvrier, instit. Guide ,BE, paysan, et on boit de la bière ensemble, la grimpe pendant longtemps en particulier en Espagne était un vecteur pour échapper à l’oppression franquiste,les parois de Riglos et Terradets sentaient bon le pétard….
La gentrification de l’escalade aurait elle sauvé l’escalade ? Dans les années 70, du temps de l’éphémère FFE, la grande question était de savoir comment nous allions sauver les sites naturels des méfaits de la surfréquentation ?
Et puis petit à petit les structures artificielles sont apparues et à part quelques sites « tendances », les falaises ont perdu de leur attrait… Et ce que nous considérions comme une hérésie à l’époque a mis les sites naturels à l’ «abri» des hordes d’urbains… Alors se demander maintenant si l’escalade s’est gentrifiée ? Mais bien sûr et heureusement !