En opposition #2 : Brooke et Excalibur

Si les premières ascensions féminines de très haut niveau ont pu être moins médiatisées que celles de leurs homologues masculins – ou soumises à polémiques – elles n’en sont pas moins des jalons cruciaux dans l’évolution de ce sport. Ainsi la grimpeuse américaine Brooke Raboutou vient de marquer l’histoire de l’escalade avec son incroyable répétition d’ Excalibur à Arco, en Italie, le samedi 5 avril. À 23 ans, elle est devenue la première femme au monde à gravir un 9b+.

Au fil des années, la barre n’a cessé de monter. Si l’on se replonge dans le passé, Josune Bereziartu, grimpeuse basque, a été la première femme à atteindre le 9a. C’était en 2002 avec Bain de Sang. Brooke Raboutou était à peine née. Et ce n’est que 23 ans plus tard qu’elle réalisera le 1er 9b+ féminin de l’histoire, avec Excalibur. Une performance qu’avait déjà titillée de près Laura Rogora courant 2021 en cochant Erebor (d’abord annoncé 9b/b+ puis décoté à 9b).

Brooke à l’abri de la décote

Un constat d’ailleurs : à chaque fois, du fait des décotes (généralement suggérées par les hommes à l’issue d’une performance féminine), il est difficile d’établir qui a réellement franchi un cran la première. Ainsi Margaux Hayes a été annoncée 1ere femme à réaliser un 9a+ en 2017 avec La Rambla extension. Alors que Muriel Sarkany avait déjà enchainé Punt-X en 2013, 9a à l’époque mais recoté depuis à 9a+. Des prises auraient cassé entre temps, semble-t-il…

En fait, le phénomène n’est pas nouveau. Par exemple Bain de sang a été décoté à 8c+. Et si l’on remonte plus loin dans le temps, en 1985, quand Catherine Destivelle enchaine ce qui était alors le 1er 8a féminin à l’époque, Fleur de rocaille à Mouriès, il est immédiatement décoté à 7c+. CQFD… Aucun risque avec Excalibur a priori, puisque de nombreux forts grimpeurs hommes s’y sont déjà cassés les dents (ou les doigts)…

Des hommes et des voies

La cotation de 9c représente actuellement le sommet absolu de la difficulté. Les seules voies de ce niveau sont Silence (Adam Ondra, 2017), DNA (Seb Bouin, 2022) et BIG (Jakob Schubert, 2023). Excalibur s’en rapproche. Libérée par Stefano Ghisolfi en 2023, cette courte ligne surplombante a été répétée pour la première fois plus tôt cette année par l’Écossais Will Bosi, qui a confirmé la cotation.

Certains des plus grands noms de l’escalade ont tenté leur chance dans Excalibur, comme Adam Ondra, Jakob Schubert ou encore le frère de Brooke, Shawn Raboutou, spécialiste de bloc… Mais pour l’instant la ligne a résisté à tous leurs assauts. C’est dire la performance que vient de réaliser la jeune américaine. Puisqu’il s’agit seulement de la troisième répétition de la voie (hommes et femmes confondues).

Prodige de l’escalade, Brooke Raboutou est une fille de champions – le Français Didier Raboutou et l’Américaine Robyn Erbesfield. Elle a commencé l’escalade dès l’enfance et a progressé méthodiquement, chauffée à blanc par ses parents. Vu de l’extérieur, ça a parfois pu être jugé “top much”. Mais le fait est que ça a payé puisqu’elle a décroché la médaille d’argent aux JO de Paris en 2024.

Brooke Raboutou : compétitrice ou falaisiste ?

L’exploit de Brooke dans Excalibur s’inscrit dans la lignée des femmes qui repoussent les limites. Depuis Josune Bereziartu qui a été la première femme à grimper des voies en 9a et 9a+. Jusqu’à Muriel Sarkany qui a suivi de près. Sans oublier bien sûr Angela Eiter qui a réalisé le premier 9b féminin en 2017. Ni les 3 autres femmes qui ont franchi depuis cette barre symbolique : Laura Rogora, Julia Chanourdie et Anak Verhoeven.

Ce qui est assez surprenant, c’est que Brooke Raboutou est directement passé du 9a+ au 9b+, sans passer par la case 9b. La voie la plus dure qu’elle avait enchaînée jusqu’à présent était Southern Smoke 5.14c (9a+), à Red River Gorge (Kentucky, USA). En bloc, sa meilleure réalisation est Box Therapy, dans le Rocky Mountain National Park (Colorado, USA), qu’elle a décotée de V16 (8C+) à V15 (8C).

Mais Brooke est surtout une compétitrice redoutable, médaillée d’argent en combiné aux Jeux Olympiques de Paris 2024. Du fait de sa carrière compétitive, Brooke Raboutou passe certainement moins de temps sur le rocher qu’elle ne le souhaiterait. Toutefois, elle a déjà travaillé divers projets exigeants. Comme Biographie 9a+, à Céüse, qu’elle a essayé avec insistance durant l’été 2022.

Les frontières s’estompent

Au-delà de la performance en soi, la répétition d’Excalibur signifie beaucoup pour l’escalade féminine. Et pour l’évolution de l’escalade en général. En premier lieu, cela nous montre que la frontière entre indoor et outdoor, à savoir entre la compétition et l’escalade en extérieur, est une fiction à laquelle beaucoup restent attachés… Mais qui devient caduque à chaque fois qu’un ou une athlète engagée sur le circuit international décide de se consacrer à un projet sur le rocher.

C’est dire si on attend avec impatience les performances de Janja Garnbret qui a déclaré vouloir désormais consacrer plus de temps à la falaise… Vive l’année post-olympique ! Récemment, elle a d’ailleurs fait la première féminine de Za Staro kolo à Mišja peč en Slovénie. Ce 8c+ a été répété seulement 10 fois depuis 1992. Et c’est sûr qu’en fonction des cotations, plus ou moins sèches, plus ou moins démagogiques, on arrive à des distorsions. Un 8c+ slovène qui n’est fait que 10 fois en plus de 30 ans n’aurait certes pas la même cotation à Oliana. Fin de la parenthèse.

Par ailleurs, la performance de Brooke nous dit aussi que l’écart de performance entre les hommes et les femmes n’est pas si tranché. En tout cas, il semble pouvoir être comblé lorsqu’une voie a des caractéristiques qu’on pourrait qualifier d’“inclusives”. C’est-à-dire en substance avec des mouvements non rédhibitoires, réalisables par une personne mesurant moins d’1,60 m. Bref évitons le mot qui fâche : morphologique.

Excalibur, la voie

Morris Fontanari et Cristian Dorigatti ont équipé Excalibur en février 2020. Les deux grimpeurs, originaires de la région de Trento, sont tombés sur ce panneau déversant alors qu’ils cherchaient de nouveaux problèmes de bloc à ouvrir. Motivés par la beauté de la ligne, ils ont décidé d’équiper. Et ont commencé à travailler le projet.

Après un certain temps, ils se sont rendu compte que cela dépassait leurs capacités. Alors ils ont contacté Stefano Ghisolfi pour qu’il essaie la voie. C’est ainsi qu’a commencé l’idylle de Ghisolfi avec Excalibur. Celle-ci s’est achevée en février 2023 lorsqu’il a signé la première ascension, proposant 9b+.

Retrouvez les autres articles de la rubrique En opposition