Escalade : mieux lire grâce à l’IA ?
Un des grands attraits de l’escalade tient sans doute à sa complexité. Pour franchir les niveaux, progresser physiquement ne suffit pas. Car en plus de la force, qui reste une qualité de base, nous avons besoin d’acquérir une motricité très fine. Et, sur le plan cognitif, notre capacité à anticiper, à prévoir nos déplacements par la lecture est une exigence fondamentale. L’IA peut-elle permettre d’améliorer l’efficacité de la visualisation lors de la préparation mentale en escalade ?
Un des buts de la préparation mentale consiste à nous améliorer dans ce domaine. En effet, la préparation mentale n’a en effet pas seulement pour objet d’aider les grimpeurs à maîtriser leurs émotions. Une de ses fonctions est aussi d’optimiser les processus cognitifs à l’œuvre lorsque nous grimpons. La pratique de la visualisation ou de l’imagerie mentale, donc nous avons pu déjà parler, a donc une importance toute particulière en escalade.
C’est pourquoi l’étude menée en 2018 par Naderi Kourosh et des collaborateurs, des universités d’Aalto et d’Helsinki, en Finlande, nous a particulièrement intéressés. Elle s’appuie sur les récents développements de l’IA.
L’imagerie mentale
Un atout pour réussir
L’imagerie mentale ou visualisation se « démocratise » depuis plusieurs années. En tout cas on en parle plus fréquemment dans les media. Une pratique qui était auparavant l’apanage du haut niveau commence donc à toucher aussi des sportifs réguliers. Il faut dire que, loin d’être une pratique magique, c’est un outil particulièrement efficace pour apprendre des nouvelles motricités ou coordos en bloc, intégrer des tactiques ou plus généralement se préparer à une compétition ou un run dans son projet.
Il y a deux principales modalités d’imagerie mentale :
- Visuelle : on se voit grimper comme si on était extérieur à soi-même, comme on regarderait un autre grimpeur ; ou bien on visualise ses pieds et ses mains se déplaçant de prise en prise.
- Kinesthésique : on se « sent » grimper, en intériorisant les sensations (tensions, positions), accompagnant les mouvements.
C’est d’ailleurs parfois une combinaison de ces deux modalités qui est utilisée. Il nous est par exemple arrivé fréquemment à Laurence ou à moi d’intégrer une séquence kinesthésique à l’imagerie mentale visuelle d’un projet, afin de mieux ancrer les conditions de réalisation d’un crux ou d’un mouvement particulier.
Les différentes dimensions de l’imagerie mentale
En se référant aux travaux de Paivio et ses collaborateurs, publiés en 1985 dans Canadian Journal of Sport Sciences, on distingue 4 grandes dimensions de l’imagerie mentale, pouvant se recombiner : cognitive, motivationnelle, spécifique ou générale.
Par exemple, lorsqu’on visualise un passage en escalade, en vue de sa réalisation, on peut dire que ce type d’imagerie est de type cognitif / général. Elle peut alors avoir une fonction de renforcement de la confiance en soi, ou alors nous permettre de mieux contrôler nos niveaux de stress ou d’anxiété avant un essai. De mieux contrôler la pression quoi !
Imagerie mentale et escalade
Les trois modalités de visualisation, visuelle interne ou externe, et kinesthésique ont été testées chez des grimpeurs de haut niveau en 1999 par Hardy et Callow. Les grimpeurs se sont vus demander de visualiser des blocs selon ces différentes modalités. Et ce qui en est ressorti, c’est une efficacité supérieure de l’imagerie visuelle externe sur l’imagerie kinesthésique.
Au-delà des aspects cognitifs, l’anticipation d’un run ou d’un essai par visualisation a aussi des effets motivationnels à ne pas négliger. Et si on se place dans un contexte d’essai à-vue ou flash, visualiser permet de réduire significativement la complexité, de se préparer aux efforts à venir.
Réalité virtuelle vs. imagerie mentale
L’univers du gaming intègre de plus en plus ces dimensions de visualisation grâce aux technologies d’immersion et à la réalité virtuelle. Si le prétexte n’est généralement pas pédagogique, la technologie est tout de même utilisée dans des domaines professionnels, aérien en particulier, pour apprendre aux pilotes à effectuer des manœuvres bien précises ou gérer des situations extrêmes.
Il y a donc des effets de transferts entre réalité virtuelle et monde réel. Par ailleurs, la recherche technologique se porte désormais sur l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pour contrôler les déplacements d’humanoïdes simulés, ou avatars.
Rapporté à l’imagerie mentale, il serait donc intéressant de savoir dans quelle mesure l’IA pourrait apporter une « valeur ajoutée ». Ou si l’imagerie mentale assistée par ordinateur (IMA) est susceptible de rendre nos visualisations plus efficaces.
En pratique, il s’agirait de déterminer si l’IMA peut influencer la motivation, si elle pourrait nous apprendre à mieux visualiser, ou même à progresser techniquement. En résumé si l’IMA peut apporter une valeur ajoutée à de l’imagerie « simple ».
Processus expérimental
C’est à ces questions qu’ont tenté de répondre Naderi Kourosh et des collaborateurs, au moyen d’une expérience menée in vivo.
Un pool mixte de 20 grimpeurs, de niveau intermédiaire (6a-6b) a ainsi été convié à grimper dans différents problèmes de bloc adaptés à leur niveau après avoir, soit mis en œuvre une visualisation « traditionnelle » pour effectuer une lecture préalable, soit utilisé l’IMA.
Au cours de cette expérience, les chercheurs ont non seulement recueilli des données relatives aux performances des grimpeurs. Par exemple le nombre de réussites, le nombre d’essais nécessaires pour réussir les blocs. Mais aussi des informations relatives à leurs profils psychologiques.
De façon conjointe, les grimpeurs devaient évaluer, après avoir grimpé, l’expérience qu’ils avaient vécue, par le moyen de différents indicateurs comme le ressenti global, leur niveau de fatigue physique et mentale, leur motivation… Et bien sûr leur perception vis-à-vis des deux méthodes de visualisation qu’ils avaient expérimentées !
Quelle technologie IMA ?
Pour permettre l’IMA, quelques aménagements ont été réalisés : Le mur de bloc a été augmenté, c’est-à-dire que les chercheurs ont pu y projeter les méthodes visualisées par les grimpeurs. Et puis un ordinateur, qui embarquait la technologie IA, affichait une modélisation du mur en 3D sur laquelle apparaissait un avatar, contrôlé par les sujets de l’étude.
Les grimpeurs devaient indiquer les prises qu’ils comptaient utiliser et spécifier l’orientation de leur tronc, le tout au moyen de la souris. L’IA calculait alors un déplacement de l’avatar, qui soit optimisé, c’est-à-dire dont les trajectoires minimisent une fonction de coût.
Quels résultats avec l’IA ?
Concernant la visualisation, la phase de préparation intégrant l’IMA a été perçue comme plus complexe. C’est assez logique, si on considère le niveau des sujets, peu habitués sans doute à lire et visualiser des passages. Lorsqu’ils pratiquaient l’IMA, ils devaient aller plus loin dans la réflexion, intégrant en particulier les déplacements des pieds, chose que la plupart ne faisait jamais.
Ainsi, l’IMA conduisait les grimpeurs à planifier leurs déplacements à venir de façon plus systématique et complète. Ce qui a eu un effet paradoxal. Lorsque les grimpeurs visualisaient avec l’IMA, ils percevaient, avant de grimper réellement, l’itinéraire comme plus complexe à comprendre et à grimper. Alors que lorsqu’ils visualisaient simplement, ils avaient plutôt tendance à surestimer leurs capacités.
Cependant, après avoir grimpé cependant la situation se renversait. Le fait de s’être préparé avec l’IMA augmentait le sentiment de confiance propre ainsi que la perception de compétence. En outre, parce que l’IMA avait conduit à réfléchir de façon plus détaillée, en confrontant leur schéma corporel à la disposition des prises proposée, les grimpeurs ayant expérimenté l’IMA constataient que « l’expérience » escalade avait eu plus de profondeur.
Des limites de l’IA…
Pour cette étude, la modélisation de l’avatar était très rudimentaire. Il ne correspondait aux pratiquants que sur le plan dimensionnel (proportions corporelles et longueurs des segments). Il n’était pas genré, ce qui a gêné certains des sujets pour s’y identifier. Et puis, ni des indications relatives à la force de chacun, ou à sa mobilité ne pouvaient être intégrés par l’ordinateur. Ce qui aurait permis de rendre l’avatar plus « proche » des sujets. Certains ont pu constater par exemple qu’ils pouvaient réaliser des mouvements que ne faisait pas l’avatar. Ou réciproquement. Enfin, les participants auraient bien aimé pouvoir représenter les directions des forces qu’ils comptaient exercer sur les prises.
Une autre limite tient aussi en partie à la lourdeur du processus. Certains sujets ont en effet estimé que cela avait été très coûteux en énergie mentale et chronophage de lire avant de grimper…
… Mais une expérience globalement positive.
Chacune des deux façons de visualiser a mis les grimpeurs dans des dispositions psychologiques différentes. Pour autant, les performances réelles sur le mur n’ont pas différé en fonction de l’une ou l’autre.
On ne doit cependant pas conclure hâtivement que l’IMA ne serait pas plus efficace que la visualisation simple. Car en l’occurrence, les participants à l’étude n’avaient pas du tout l’habitude de se visualiser en routine. Et ils ont donc eu comme première difficulté le fait de s’approprier cet outil. Et sur le fait que l’IMA puisse ou non améliorer les performances d’escalade, il faudrait pouvoir conduire une étude intégrant l’utilisation en routine de l’IMA durant une période longue.
Ceci dit pour revenir à la présente étude, les bénéfices se sont situés ailleurs. Les résultats montrent en effet très clairement que les participants, après avoir utilisé l’IMA, ont amélioré leur schéma corporel. C’est-à-dire la représentation inconsciente des dimensions et portée de leur corps.
Ils ont par ailleurs apprécié le fait que l’IMA leur permettait de trouver des méthodes par eux-mêmes. Cela était très valorisant et constituait une valeur ajoutée à « l’expérience escalade », par rapport au fait de se faire indiquer les méthodes par un grimpeur tierce. Et aussi d’économiser de l’énergie en réduisant potentiellement le nombre d’essais pour réussir les blocs.
L’IMA est enfin apparue comme étant un outil potentiel pour aider les débutants à apprendre de nouvelles formes motrices.
IA et escalade : Conclusion
Au final, la plupart des participants à l’étude se sont dit prêts à réutiliser cette technologie, si elle leur était à nouveau proposée.
Bien sûr il reste de nombreux défis à relever. En particulier pour rendre plus réalistes la modélisation de l’avatar et de ses déplacements. Pour intégrer aussi des déplacements à grande vitesse ou des sauts, chose que n’intégrait pas le processeur lors de cette étude. Et ceci permettra sans doute, quand ce sera possible, de comprendre encore mieux la valeur ajoutée de l’utilisation de l’IMA en escalade. Et plus généralement dans les activités physiques.
Source
Naderi K., Takatalo J., Lipsanen J., Hamalainen P. (2018) : Computer-Aided Imagery in Sport and Exercise: A Case Study of Indoor Wall Climbing. Graphics Interface Conference, 8-11 May, Toronto