Darth Grader : un outil pour s’approprier les cotations en escalade !

seb Bouin par Christian Adam

La cotation est un sujet qui alimente beaucoup les discussions, voire les polémiques entre grimpeurs. Rien d’étonnant à cela car elle est le point de référence à l’aune duquel chacun peut quantifier ses performances et mesurer ses progrès. C’est aussi un moyen, pour certains, de se mesurer indirectement aux autres sans avoir besoin de s’inscrire à des compétitions.

Elle est en tout cas pour beaucoup au centre des préoccupations.

Il ne faudrait cependant pas oublier que la cotation est en premier lieu un moyen de qualifier la difficulté d’un bloc ou d’une voie. Et que c’est donc un outil très utile lorsqu’on veut choisir dans quel itinéraire s’engager.

Pour autant, la cotation en escalade n’est pas une science exacte puisqu’elle est basée sur le ressenti humain. Et poser la cotation d’un bloc ou d’une voie nécessite de mettre en œuvre un algorithme interne subtil. Qui intègre des paramètres rationnels mais aussi plus subjectifs. Qui établit des liens entre expérience et perception de ses capacités du moment.

Depuis quelques mois, il existe une application sur le web qui permet à ceux qui le souhaitent de rationaliser un peu la démarche : Darth Grader.

Comment s’établit la cotation d’une voie ?

La sacro-sainte échelle de Welzenbach

Vous le savez peut-être, l’échelle de cotation que nous utilisons aujourd’hui découle directement de celle élaborée par l’alpiniste Willo Welzenbach en 1925. Certes, à l’époque, elle ne comptait que 6 degrés. Elle en compte aujourd’hui 9 dans le système français.

À la différence d’échelles de cotation utilisées dans d’autres sports, en particulier le canoë-kayak, notre échelle à nous est ouverte vers le haut. Ce qui permet de comprendre pourquoi, puisque le niveau monte de génération en génération, elle comprend aujourd’hui 9 degrés.

Différentes échelles existent de par le monde, certaines intégrant des caractéristiques d’engagement, comme l’échelle anglaise. Mais pour ce qui concerne la difficulté pure, on peut passer facilement d’une échelle à l’autre grâce à des tables de conversion. Ce qui est commode pour s’y retrouver lorsqu’on voyage.

La cotation d’une voie

Plusieurs critères sont à prendre en compte lorsqu’on veut établir la cotation d’une voie. Il y a tout d’abord ce qui est relatif au support. C’est-à-dire sa longueur et son inclinaison, positive, verticale, plus ou moins déversante. Et puis bien-sûr il y a les prises. Qualité (forme, taille, rugosité…), orientation, distance entre elles et disposition vont déterminer des cheminements diversement complexes ou athlétiques.

Ce sont des facteurs objectifs. Pourtant c’est bien au travers de notre ressenti que nous établissons la cotation d’une voie. Alors, forcément, des facteurs d’ordre subjectifs tendent à imprégner les considérations objectives.

Mais on doit faire en sorte, pour être honnête avec soi, que ce ressenti reste le plus « objectif » possible. En faisant abstraction au maximum de facteurs environnementaux (conditions) ou qui nous sont propres (niveau d’anxiété ou de motivation, technique…). Dans cette quête de l’objectivité on retrouve globalement deux méthodes. La première consiste à se baser sur l’investissement global demandé par la voie (nombre de séances, nombre d’essais, besoin d’entraînements spécifiques, …) et de le comparer avec celui requis pour d’autres voies du carnet. La seconde consiste à décomposer la voie en sections. C’est ce qui a été fait pour Silence, Bibliographie, DNA ou encore Project BIG tout récemment.Puis à comparer cette décomposition à d’autres références.

Adam Ondra – © Mammut

L’importance de l’expérience

Chacun, au fil de son expérience, se construit donc une échelle de référence, qui lui est propre. Et qui se fonde sur l’ensemble des voies réalisées, dont la cotation a d’ores-et-déjà été établie et acceptée par la communauté.

Ainsi, tout grimpeur acquiert peu à peu la capacité de relever les différences de cotations qui existent d’une falaise à l’autre, d’une région à l’autre. Et donc de moduler les cotations annoncées sur les topos au moment de coucher les voies réalisées dans son carnet de croix.

Afin que ce ressenti soit le plus juste possible, il faut qu’il soit corrélé avec l’état de forme du moment. Pour ça, il est important d’enchaîner régulièrement des voies établies depuis plusieurs années et dont la cotation est considérée comme une référence par la communauté.

Intelligence artificielle et cotation

L’intelligence artificielle (IA) est de plus en plus présente dans notre environnement quotidien. Elle tend même à s’immiscer dans les salles d’escalade afin d’aider à assurer la sécurité.

La question de savoir si un ordinateur pourrait évaluer la difficulté d’une voie d’escalade apparaît alors légitime.

Ce sujet a été abordé par plusieurs études scientifiques durant ces dernières années.

En 2017, par exemple, une équipe de Stanford a travaillé sur une base de données issue des parcours répertoriés par Moonboard. Elle a comparé 3 algorithmes quant à leur capacité à coter les passages. Si la précision des algorithmes testés s’est vérifiée, les chercheurs ont tout de même conclu que l’intervention de grimpeurs de bon niveau, à même de coter des passages « référence » permettrait sans nul doute d’améliorer les performances de l’ordinateur.

De son côté, Lindsay Kempen de l’université de Twente au Pays Bas, a utilisé l’IA afin de tenter de prédire la cotation. Dans son modèle, une voie d’escalade est codée comme une suite de prises et d’actions, décrites selon le langage « escalade ». Par exemple : main droite (MD) bac, main gauche (MG) va vers bac, MD ramène sur bac, MD va sur verticale etc…

Si le principe consistant à utiliser cette « grammaire » constitue un point de départ intéressant dans la perspective de futures recherches, les performances du modèle de prédiction s’avèrent faibles. En cause : le nombre et la qualité de données qui sont moulinées sont encore insuffisants.

L’idéal serait, pour alimenter efficacement le système, de pouvoir scanner intégralement la surface des parcours et d’y intégrer de surcroît les méthodes de franchissement optimal.

Quelque chose d’encore trop lourd à mettre en œuvre.

Bref, l’humain a encore la main sur la cotation et c’est sans doute une bonne chose… au moins pour alimenter les discussions devant la bière d’après séance !

Le projet Darth Grader

A l’été 2021 Stefano Ghisolfi tape des essais dans Bibliographie à Céüse. Le bougre semble progresser terriblement vite, ce qui va dans le sens d’une intuition largement partagée dans la communauté grimpante : la voie ne vaudrait peut-être pas 9c. En effet, Alex Megos a donné la description de la voie (8b+ voie, 8B bloc, 9a voie) et celle-ci semble clairement un cran en dessous de celle de Silence (8b/+ voie, 8C bloc, 8B bloc, 7C+ bloc). Comment le résultat pourrait-il être le même alors que, sur le papier, Silence semble bien plus dure que Biblio ? Alex et Flo, deux grimpeurs grenoblois commencent alors à discuter de la possibilité de trouver puis de programmer un algorithme qui, à partir d’une addition de sections bloc et voie séparées par des repos de qualité variables, calculerait la cotation équivalente totale. Le projet Darth Grader était né.

L’idée de Darth Grader est d’étudier la méthode de cotation des voies par le biais de leur décomposition et d’en tirer un algorithme. L’objectif n’est donc pas de substituer la machine au grimpeur, bien au contraire. Il s’agit de l’impliquer dans l’évaluation de la cotation. La description de la voie n’étant qu’un assemblage de cotations ressenties, le grimpeur et sa capacité à juger de la difficulté d’une voie ou d’un bloc reste central. Au lieu d’estimer la cotation totale, il faut estimer la cotation de chaque section. Le problème reste le même, il s’est simplement décalé d’un cran.

La logique de cotation utilisée

C’est début 2022 que le travail sur l’application démarre concrètement. Alex et Flo posent comme base un postulat largement partagé par la communauté : “l’échelle des cotations est linéaire, c’est le ressenti de la difficulté qui est exponentiel”. Adam Ondra, pour ne citer que lui, abonde dans ce sens à différentes reprises dans ses vidéos. Concrètement, cela signifie que la différence entre un 6b et un 6b+ est la même qu’entre un 9b et un 9b+. Ceci peut paraître totalement contre intuitif au premier abord mais si on admet que le ressenti de la difficulté dépend entièrement du niveau du grimpeur, cela devient une façon d’envisager le système de cotation totalement cohérente. Ainsi, dès lors que l’on s’approche de notre niveau maximal, la moindre petite difficulté supplémentaire nous apparaît comme insurmontable et nous pousse à sur-évaluer la difficulté. Alors qu’au contraire, il nous sera difficile de juger précisément du niveau de difficulté d’une voie très facile pour nous, tout nous semblant complètement rando.

Vient alors le moment de construire la logique de l’assemblage des sections. La linéarité de l’échelle des cotations permet alors une simplification très pratique. Alex et Flo peuvent raisonner sur une gamme de cotations qu’ils maîtrisent bien et extrapoler les résultats n’importe où sur l’échelle, du 4a au 10a. L’algorithme fonctionne de proche en proche, du sol jusqu’au relais. Il calcule le résultat d’un premier triplet, composé de deux sections de grimpe séparées par un repos, puis le reporte avant le repos et la section suivante pour recommencer. Cette simple opération met tout de même en jeu une soixantaine de paramètres qu’il aura fallu affiner pour augmenter la précision !

Afin de vérifier que l’algorithme fonctionne, ils ont comparé les résultats de la calculette à leur base de données : une liste d’une centaine de voies décomposées en sections et dont la cotation totale est considérée comme référence par la communauté. Une grande partie de cette base est d’ailleurs présentée dans l’application à la rubrique “Benchmark routes”, de manière à ce que chaque utilisateur puisse se faire un avis. De même, la méthode de calcul est publique et détaillée dans le document traitant des cotations en escalade sportive et accessible depuis la rubrique “How it works” du site.

L’interface de Darth Grader

L’interface principale est assez intuitive et permet, par le biais de menus déroulants, de décrire la voie dont on souhaite avoir une idée de la cotation. L’utilisateur construit ainsi sa description, du sol jusqu’au relais, en alternant les passages de grimpes (voie ou bloc) et les repos. Ces derniers peuvent être de qualité variable (de bon à nul) et les sections de grimpe sont cotées de 4a à 10a et peuvent être altérées par la mention « soft » ou « hard » si besoin.

Le résultat est mis à jour automatiquement à chaque modification de la description, ce qui permet à l’utilisateur d’en mesurer instantanément  l’impact. De même, la page contient un tableau d’historique qu’on pourra utiliser pour comparer d’éventuelles descriptions différentes d’une même voie.

Le calculateur Darth Grader sur smartphone

En pratique, ça marche comment Darth Grader ?

De l’aveu des deux Grenoblois, ça marche même au-delà de leurs espérances ! Sur la centaine de voies ayant servi au test de l’application, ils annoncent pas loin de 100% de réussite. Que la voie soit longue ou courte, rési ou bloc, déversante ou verticale. La logique d’assemblage des sections fonctionne… Encore faut-il être en mesure de coter justement chacune des sections.

Depuis la sortie de l’application, l’algorithme est régulièrement mis à l’épreuve lors des “first ascents” grenobloises ou des grimpeurs médiatisés. Ces retours ont permis de valider largement le concept et ont mis en lumière deux limites.

La première concerne l’utilisation de sections bloc très courtes. Il y a bien sûr la difficulté à tomber d’accord sur la cotation d’un passage de 2 mouvements. Mais surtout, il semblerait que la notion d’influx pur demandée par une telle section soit mal rendue par l’algorithme.

La seconde, au contraire, concerne les sections très continues. Une voie monstrueusement longue comme Nordic Marathon est peut-être sous-estimée par l’application. Il se pourrait qu’un facteur de conti supplémentaire intervienne et fasse monter la cotation dans ce genre de cas. Ceux-ci devraient toutefois rester rares puisqu’une voie de 130m se fait d’habitude en 4 longueurs !

Bref, si l’algorithme semble fonctionner plutôt bien, il y a peu de chances pour qu’il soit infaillible. Le plus simple est d’aller jouer avec en faisant preuve d’esprit critique aussi bien vis-à-vis du résultat que de votre description.

Darth Grader : Pour qui ?

Bien sûr, Darth Grader est destiné d’abord aux premiers ascensionnistes. Afin de les aider à proposer une cotation basée sur la description de la voie, donc moins biaisée par l’affect. En effet, même s’ils sont les premiers à faire la croix, ils sont rarement les seuls à essayer le projet. Et ils auront probablement eu l’occasion d’échanger sur la difficulté des passages clés avec d’autres grimpeurs. De plus, prendre en compte ce genre de calcul permet de relativiser le nombre de séances passées à défricher les méthodes et l’investissement dans le projet. Ce qui, comme dans le cas de Bibliographie, joue souvent un rôle exagérateur dans la cotation proposée.

L’application peut aussi intéresser les équipeurs qui ne seraient pas assez forts pour libérer une de leurs voies. S’ils sont tout de même en mesure de juger des sections, ils peuvent calculer une fourchette de cotations crédible.

Laurence à l’ouverture de « La Bamboche »

Mais avant tout, Darth Grader est fait pour être utilisé par tous les grimpeurs. Car, et cela est trop souvent oublié : une cotation, même imprimée sur un topo, n’est qu’une proposition. Sur laquelle chacun doit donner son avis. Les topos ne sont pas des bibles. Et il existe une infinité de raisons pour lesquelles le chiffre écrit en face du nom de la voie peut être exagéré dans un sens ou dans l’autre.

On a tendance à l’oublier. La cotation idéale est la moyenne des avis des personnes qui ont enchainé la voie. Encore faut-il que les répétiteurs donnent leur avis !

Par ailleurs, qui n’a jamais profité d’une cotation plus que soft pour entrer dans son carnet de croix une performance pour laquelle il n’a pas réellement eu besoin de performer ? À l’inverse, n’est-il pas dommage de voir une voie splendide totalement délaissée. Juste parce qu’elle est sous-cotée et que presque personne ne souhaite s’investir autant pour si peu ?

Darth Grader : une démarche gratuite

Alex et Flo ont souhaité que l’application soit totalement gratuite et sans publicité. Bien sûr, ils avouent rechercher régulièrement sur le net les commentaires faits sur leur travail. Mais ils s’interdisent d’intervenir sur les forums ou de faire la promotion de leur outil sur les réseaux sociaux.

Il s’agit d’un choix idéologique guidé par la nature polémique du sujet. S’il devait y avoir une discussion autour de l’application, ils préféreraient qu’elle reste purement technique. Et qu’en aucun cas l’argent ou la volonté de faire du buzz n’intervienne. Le but n’est pas d’imposer leur système. Mais bien de proposer une aide à la cotation aux grimpeurs qui le souhaitent.

Quel avenir pour Darth Grader ?

La divulgation de l’application a démarré de la façon la plus simple qui soit. 10 sms envoyés à des copains grimpeurs. Puis le bouche à oreille a fait le boulot. En moins d’une semaine, le lien était sur Redit et sur différents forums anglais.

Depuis, le nombre de visites augmente régulièrement. Et des pics de fréquentation sont enregistrés lorsqu’un grimpeur au top donne la décomposition de sa dernière réalisation ou de son dernier projet. A titre d’exemple, la dernière communication d’Adam Ondra sur Project BIG a généré 400 visites supplémentaires en deux jours.

Il y a désormais sur tous les continents des grimpeurs qui utilisent Darth Grader. Et on commence à constater, sur les forums notamment, que cela permet d’aborder les discussions de façon plus rationnelle. Une partie grandissante de la communauté semble avoir adopté l’application. Et le projet a été le déclencheur d’une initiative similaire concernant l’échelle trad anglaise.

En ce qui concerne les fonctionnalités. Les échelles de cotation américaines viennent d’être implémentées et à moyen terme, Alex et Flo aimeraient faire évoluer l’appli, de sorte que chacun puisse créer son compte et établir la liste de ses voies préférées avec toutes les décompositions correspondantes.

Voilà. Vous savez tout ! Maintenant, à vous de jouer ! Emparez-vous de Darth Grader, ou pas, mais surtout, ré appropriez-vous les cotations !

Encore un grand merci à Alex et Flo pour relecture attentive et leur contribution à cet article.

Crédit images : Merci à Christian Adam et Black Diamond pour la photo de couverture, ainsi qu’à Mammut pour l’image d’Adam Ondra.

Addendum

Pour continuer d’alimenter la réflexion, voici un document, issu d’un n° spécial de la revue Vertical magazine, datant de 1989, exhumé de ses archives par Marco Troussier (merci à toi !). On y trouve déjà une logique de décomposition des voies :

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2 réponses

  1. Gianluca BOLDETTI dit :

    Testé! Effectivement ça a l’air à peu près cohérent ;).

    Je me permets de signaler une troisième logique de cotation, la plus élémentaire : celle qui fait appel au ratio prétendants/répétitions. Elle a des évidentes limites d’application pratique : nul ne connait tout ce qui se passe sur une voie, deux voies ont rarement le même attrait, et enfin des cas particuliers comme des voies très « à conditions » ou morpho seront peut être trop valorisés, un peu comme la méthode des 1000 points en contest de bloc. Mais en soi, c’est l’indicateur à la logique la plus inattaquable, permettant, quand il est applicable dans des bonnes conditions, d’étalonner les autres méthodes : tous seront d’accord que ce qui est possible à moins de personnes est plus dur que ce qui est possible à plus de monde!

    Le grimpeur italien Michele Caminati avait même tente une formalisation mathématique plutôt élégante (mais …à ne pas prendre trop au sérieux! 😉 )

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