Fin de carriere en escalade : traumatisme ou transition
La vie d’un grimpeur de haut-niveau est absorbée par la quête de performance, l’atteinte d’objectifs et la préparation. Mais qu’advient-il en fin de carriere ? Quelles sont les répercussions psychologiques lorsque tout s’arrête ? État des lieux des principales difficultés rencontrées et des ressources sur lesquelles un sportif de haut-niveau peut s’appuyer pour rebondir, tant sur le plan personnel que professionnel.
Pour mieux comprendre comment se passe la fin de carriere, nous sommes partis à la rencontre de plusieurs grimpeurs de haut-niveau et avons recueilli leurs témoignages. Tous n’ont pas répondu. Mais un grand merci à ceux qui ont joué le jeu, avec beaucoup de sincérité : Josune Bereziartu, Simon Nadin, Lynn Hill, Seve Scassa, Jibé Tribout, Jérôme Meyer en particulier.
Pour ce dossier, nous avons choisi d’interroger des grimpeurs issus de différentes générations, sans nous cantonner aux seuls grimpeurs que Laurence a eu l’occasion de côtoyer au cours de sa carrière en compétition, en particulier lors des années magiques 1995-1996 où elle a remporté plusieurs victoires en Coupe du Monde et Masters internationaux. C’est un sujet qui nous tenait à coeur et nous avons passé plusieurs semaines à préparer ce dossier, que nous publions en deux parties.
La fin de carriere : une étape charnière
Comme tout sport pratiqué dans une logique compétitive, l’escalade à haut-niveau requiert un investissement et un engagement hors norme. Bien souvent, inconsciemment, le grimpeur vit coupé des réalités extérieures. Il est dans une bulle protectrice visant à l’isoler des interférences pour mieux performer, que ce soit en compétition ou en falaise. Une partie de son identité est alors formatée à la poursuite de buts sportifs. Les entrainements et les voyages rythment son quotidien.
À l’arrêt de la compétition ou de la quête de performance en falaise, de nombreux ajustements, internes ou externes, se révèlent nécessaires. Car cela peut provoquer une perte des repères. Parfois même faire le lit d’une crise profonde. C’est d’autant plus vrai quand l’arrêt n’a pas été anticipé. Surtout s’il survient de manière brutale. Par exemple lorsque les résultats ne sont plus au rendez-vous. Ou que le corps et l’esprit n’arrivent plus à suivre l’intensité de l’engagement requis pour le sport de haut niveau.
Comme l’explique le britannique Simon Nadin, vainqueur de la 1ere édition de la Coupe du Monde de difficulté en 1989 : “Je n’ai jamais anticipé ni prévu de plan de retraite. Être un grimpeur inconnu et remporter une Coupe du monde lors de ma première année de compétition a été une énorme surprise. C’est quelque chose que je n’avais jamais imaginé. Malheureusement, je pense que cela a en partie contribué au déclin de mon niveau et de mon plaisir en escalade à cette époque. Ne pas grimper pour moi-même et ressentir la pression de performer pour les sponsors ne m’a jamais mis à l’aise”. Il est aujourd’hui potier.
S’arrêter mais continuer, autrement
“Mon objectif en escalade a toujours été de libérer des voies”, raconte Simon Nadin, pour aller plus loin. “C’est ce qui me motivait, plus que de m’élever, à proprement parler, dans l’échelle des cotations. Évidemment, les voies non encore libérées sont généralement plus difficiles, ce qui m’a incité à améliorer mes compétences. En ayant déménagé dans une région reculée d’Écosse, j’ai pu continuer ma passion par l’exploration, l’équipement et la découverte de nouvelles voies. Donc je n’ai pas vraiment pleuré la perte de mes capacités”. Même s’il reconnaît ressentir parfois de la frustration à ne plus grimper au même niveau. (NDLR : 7c à vue encore aujourd’hui). Mais comme il le dit, “cela fait partie du processus naturel du vieillissement…”
C’est un peu aussi ce qu’exprime le grimpeur italien Seve Scassa, médaillé d’argent aux Championnats du Monde d’escalade en 1991 et 1992, et premier grimpeur italien à faire du 8c+ en 1993, avec Noia à Andonno. “Je peux dire que la décision d’arrêter a été pour moi un choix presque forcé après un grave accident et une fracture du fémur. Avant l’accident déjà, le fait de ne plus figurer parmi les premiers de la Coupe du monde m’était insupportable. Pour moi, ne pas lutter pour la victoire était en soi une défaite. J’ai donc arrêté la compétition. Alors je me suis consacré à l’escalade en falaise et à l’équipement”.
Fin de carriere : faire des croix
On observe ce phénomène assez largement. Certains compétiteurs retraités se rattachent longtemps au rôle sportif antérieur, en cherchant toujours la performance en falaise. Avec d’ailleurs souvent de très belles croix à la clef ! Par exemple, on pense à Muriel Sarkany, Championne du Monde d’escalade en 2003. Après avoir raccroché la compétition en 2010 par manque de moyens et de structures pour s’entrainer en Belgique, elle réalise en 2013 un 9a en falaise, avec PuntX dans les Gorges du Loup. Puis quelques années plus tard, son 2e 9a, Era Vella, en 2017, à 43 ans.
Toujours très performante, elle travaille aujourd’hui pour la marque de chaussons Ocun, qu’elle distribue en Belgique. On pourrait faire le parallèle avec certains anciens chefs d’entreprise, retraités ou pré-retraités du monde du travail. Quand ils n’arrivent pas à s’arrêter complètement, ils font du consulting, afin d’éviter la confrontation à une nouvelle situation jugée trop planplan. C’est au final une belle forme de transition vers une redéfinition de soi. Car tout changement porte aussi en lui des possibilités de développement personnel. Quel que soit l’âge !
Les reconversions manquées
Tous sports confondus, la recherche en psychologie du sport a malheureusement montré que certains athlètes éprouvent de réelles difficultés à “faire le deuil” de leur carrière passée. Dès lors, ils vivent une véritable décompensation mentale. Il faut se sevrer des émotions extrêmes vécues en compétition et du sentiment d’accomplissement total lié à la victoire. Certains peuvent même sombrer dans des conduites addictives (alcool, drogue…) pour compenser les effets euphorisants de l’exercice intense et l’adrénaline de la compétition.
D’autres traversent des épisodes dépressifs en fin de carriere. Avec de lourds problèmes d’estime de soi, voire de flou identitaire. Ceci peut être accompagné de troubles alimentaires ou de blessures chroniques. Le contraste est alors violent entre la souffrance que vit l’athlète au quotidien, dans la solitude de son récent retrait sportif, et l’image idéale véhiculée par les médias du temps de sa splendeur. Les cas sont peu nombreux en escalade. Mais ils existent toutefois.
Il y a alors un décalage entre le soi actuel et le soi antérieur, plus glorieux. La fin de carriere est alors vécue comme un chaos. Ou pire comme un K.O. Or ce qui est triste, c’est que bien souvent ces difficultés psychologiques, liées à la perte d’un statut social valorisé, auraient pu être anticipées. Car elles sont corrélées avec l’arrêt involontaire de la pratique sportive ou une fin de carrière non programmée.
L’accompagnement psychologique en fin de carriere
Comme l’explique Jérôme Meyer, qui s’est retiré en pleine gloire en 2008, sur un titre de Champion d’Europe de bloc, “dans le cadre d’une reconversion, il me semble vraiment utile de faire face aux dynamiques inconscientes et parfois refoulées qui font que quelqu’un se donne autant dans un projet sportif. L’ascèse du champion du monde ne relève pas que du plaisir, c’est forcément alimenté par un élément psychologique important. Un besoin de réalisation, un appétit pour la perfection…”.
“Bref, tout un panel de travers mais aussi de forces psychologiques qui seront toujours présentes dans la vie d’après. Partant de là, une reconversion s’accompagne forcément par un psychologue. Et avec un peu de chance ce psychologue saura re-mobiliser les forces positives mais aussi mettre en face de la personne ses casseroles, celles que personne n’aime voir. Ça évitera peut-être la fameuse crise de la quarantaine ! Plus sérieusement cela préparera la personne à ne pas se laisser influencer par les quelques peurs cachées que l’on porte tous, et qui sont souvent taboues”.
Les facteurs impliqués dans la qualité du processus de reconversion sportive
En somme, l’absence de planification de la fin de carrière est assez délétère pour le sportif. Car elle ne permet pas d’anticiper et de se préparer matériellement, psychologiquement et corporellement aux changements inévitables. Elle est plus fréquente que l’on ne le croit. Car le sport de haut-niveau laisse assez peu de temps pour penser à autre chose. Et selon les sports, on observe des disparités quant aux programmes d’accompagnement de fin de carrière de la part des fédérations.
Toutefois, après quelques temps, la plupart des athlètes réagit finalement bien. Le processus s’inscrit dans une temporalité. Puis l’adaptation se fait progressivement. Elle passe par différentes étapes. Déni, colère, puis finalement acceptation de ne plus performer à très haut-niveau pour occuper une autre place dans la société que le simple rôle du champion. Au final, il n’y a pas rupture mais plutôt transition vers un nouveau statut social ou professionnel moins médiatisé. C’est ce que raconte très bien Josune Bereziartu, première femme à réaliser des voies en 9a dès 2002. Aujourd’hui elle exerce les fonctions d’agent technico-commercial pour la société Petzl en Espagne.
“ Les objectifs se sont espacés dans le temps, il devenait de plus en plus difficile de mettre de la force dans un projet. […] À un moment donné, j’ai ressenti que j’allais compromettre mon idéal de l’escalade. C’est comme un artiste qui a épuisé sa créativité. Alors sa seule option est de se répéter encore et encore. […] J’ai fermé un chapitre peu à peu, guidée par le passage du temps, soutenue par ceux qui m’entourent, cherchant quelque chose qui me remplirait de la même manière que l’escalade l’avait fait.”
Quitter progressivement la scène ou se retirer en pleine gloire
Les cas de figures en fin de carriere sont variés dans le milieu de l’escalade. Certains poussent jusqu’au bout la logique de la performance. D’autres au contraire décident d’arrêter subitement, sur un coup d’éclat ou une performance exceptionnelle, qu’ils pensent, à juste titre ou non, ne jamais pouvoir égaler. Ainsi, la Championne de bloc allemande Juliane Wurm s’est soudainement retiré du circuit après avoir gagné coup sur coup les Championnats du Monde en 2014 et les Championnats d’Europe, en 2015. Elle s’est ensuite consacrée à ses études de médecine.
C’est ce qu’évoque Jérôme Meyer : “Le cas est malheureusement trop rare où le sportif de haut-niveau sort « par le haut ». Et décide de raccrocher car il y a un sentiment de satisfaction et d’accomplissement. Je parle de ce point car c’est mon cas. Et quitter la compétition après ma victoire au Championnat d’Europe est une des meilleures décisions de ma vie”.
“J’ai dit que je partais, raconte Jérôme, car je ne pouvais pas avoir d’émotions plus grandes en compétition d’escalade. Même si les étapes de la reconversion ne sont pas plus faciles ensuite, on les traverse en ne regrettant rien. Et c’est précieux. Et je vois quand même parfois un peu de regret, ou de résignation dans certaines reconversions de grimpeurs. Tout ça pour dire que finalement tout sportif de haut niveau devrait peut-être (s’il le peut) se fixer une réussite comme porte de sortie. Cela engage. Et en plus ça donne beaucoup de plaisir”.
Retrouvez la suite de notre dossier consacré à la fin de carrière chez les grimpeurs pros
Passionnant ! La comparaison avec la création artistique prend tout son sens. La vie est faite d’une mosaïque d’activités même si, à moment donné, la passion l’emporte sur tout le reste, il me semble important de se ménager une porte de sortie affective. Une des voies est de développer parallèlement à l’activité physique (incontournable) l’activité intellectuelle, voire artistique. Ainsi, comme le dit avec beaucoup de perspicacité Jérôme Meyer, il faut s’interroger bien en amont et ne pas hésiter à se faire aider. Très bel article en effet.
Merci !