L’escalade, un sport à l’heure du gaming ?

L’escalade, comme beaucoup de sports est entrée depuis plusieurs années dans l’aire du gaming et des objets connectés. Du bracelet aux poutres ou prises équipées de capteurs de force, en passant par les murs et jusqu’aux falaises augmentées, la digitalisation est de plus en plus présente et joue un rôle dans l’évolution de notre activité.

Technologie et sport

Alors, cette tendance est-elle une vague de fond ? Est-ce que dans quelques années les grimpeurs partageront en routine et à des milliers de kms de distance, non seulement des problèmes de bloc mais aussi des voies entières ou leurs données biométriques ?

Est-ce que chacun monitorera systématiquement, comme cela est déjà le cas pour beaucoup de cyclistes ou de coureurs à pied, ses données de puissance, son seuil de résistance des avant-bras, voire le taux d’oxygénation musculaire en cours d’effort ? Ou assistons-nous à un effet de mode, certes massif, mais amené à retomber ? Par ailleurs, quelle est la réelle valeur ajoutée de la technologie dans l’expérience quotidienne de l’escalade pour les grimpeurs dans leur majorité ?

Le gaming : du sport au jeu

La technologisation du sport n’est pas un phénomène récent à proprement parler. Mais la multiplication des objets connectés, et couplés à des applications, sites internet et même espaces de pratique a entraîné une convergence de plus en plus marquée entre sport et jeu [1]. Tout un chacun a désormais la possibilité, facilement, d’accéder à des services lui permettant d’organiser ou effectuer sa pratique sportive ; d’adhérer à un programme qui l’aidera à progresser. Ou tout simplement à intégrer une communauté.

Quelles applications ?

L’expérience numérique

Cette gamification impacte donc l’expérience sportive et ce, de plusieurs manières.

A titre individuel, le fait de pouvoir quantifier, enregistrer sa propre activité, peut aider à l’autonomisation. Qui se décline de différentes manières selon les âges. Si pour les plus jeunes, l’usage d’outils numériques de quantification peut répondre à un besoin de régulation de vie instable, c’est à des fins de rationalisation / harmonisation des vies personnelles, professionnelles, domestiques, voire de prévention des risques que ceux-ci sont utilisés par des actifs puis des personnes plus âgées [2].

Par ailleurs, l’usage de la réalité virtuelle peut permettre un « enrichissement » de la pratique. Pour illustrer cela, on peut citer l’application Zwift, devenue ultra-populaire lors des confinements de 2020. Juché sur son home trainer, dans sa buanderie ou son garage, le cycliste bourrine et transpire. Mais il n’est plus « seul » ! Grâce aux images générées par l’application, il peut s’immerger mentalement dans une ville exotique, au sein d’un peloton d’alter ego. Un bon moteur pour la motivation !

Sans aller jusque-là, les Kilter ou autre Moonboard ont numérisé les pans d’escalade, donnant la possibilité aux grimpeurs de partager des ouvertures, mais aussi de se confronter à distance, virtuellement. Le tout étant facilité par l’usage des réseaux comme IG sur lesquels ils peuvent publier les vidéos de leurs runs.

De la santé à la pédagogie

Par ailleurs, la porosité entre le domaine sportif et celui de la santé est encore accru, par l’utilisation de dispostifs d’auto-mesure comme Supersapiens. Développé par un ancien cycliste pro, diabétique, Supersapiens permet (pour environ 150 €/mois), grâce à des informations en temps réel sur sa glycémie, d’optimiser la prise alimentaire en cours d’effort et lors de la récupération. Très utile pour les cyclistes, triathlètes ou traileurs… fortunés !

Et puis, le numérique redéfinit aussi la manière de pratiquer. En escalade, les installations de Luxov illustrent ceci de la meilleure manière qui soit. C’est carrément un nouveau paradigme de pratique qui se fait jour. Puisqu’à la logique d’ascension, se substitue celle de résoudre des challenges purement ludiques.

Le marché des objets connectés

En 2022, c’est pas moins de 135 millions de montres connectées qui ont été vendues (30 millions en 2015). Le sport constitue une cible de choix pour ce type de produits. En particulier le domaine du running qui représente la part la plus importante du marché.

Bien-sûr, chaque objet connecté est associé à des services premium, via des applications qui offrent à l’usager une assistance ou qui vont l’aider à interpréter les données brutes fournies par l’appareil. De façon étonnante, ces services premium ne génèrent pas une part significative des revenus en lien avec le numérique.

Ce sont les données qui sont lucratives ! Étant donné le nombre d’usagers, et donc de données personnelles, le marché, d’abord dominé par des start-ups ou des PME spécialisées, est dorénavant sous le contrôle des GAFAM. Avec des stratégies visant à renforcer la confiance des usagers dans les dispositifs numériques utilisés. Notamment celle de la co-construction, où les usagers sont invités à participer au développement des algorithmes, par intégration de leurs propres métriques. [3]

L’exploitation des données, les data, représente aussi un domaine dont l’intérêt dépasse les seuls aspects financiers. Par exemple, les données recueillies par Strava sont très précieuses pour les urbanistes, afin de mieux comprendre les logiques de mobilité douce dans les grandes agglomérations.

Actuellement, l’offre française dans le domaine des objets connectés provient, pour une toute petite part d’équipementiers généralistes (comme le Coq Sportif par exemple), et puis d’accessoiristes (type Rossignol), de gros opérateurs type Orange, de fabricants d’électronique grand public, type Archos. Enfin, bien-sûr, des acteurs spécialisés, de type start-up. En escalade on peut citer par exemple la start-up Smartboard, portée par Laurent Vigouroux et Clément Lechaptois.

Pour ou contre la numérisation de la pratique sportive ?

Tout un chacun entretient des liens avec le numérique qui dépendent de son âge, son éducation et son milieu. Plus que de trancher sur le fait d’être pour ou contre la numérisation de la pratique sportive, nous nous penchons sur la valeur ajoutée pour les usagers de ces objets connectés.

Dans une perspective d’amélioration des performances, le point central, dans l’usage d’objets connectés, se situe au niveau de la qualité des informations recueillies, puis de leur exploitation, en vue de mieux contrôler l’entraînement. C’est souvent sur un de ces deux points que le bât blesse, car certains dispositifs ne peuvent délivrer que des données approximatives, parfois inutiles pour le sportif. En outre, l’exploitation des infos brutes requiert un certain niveau de connaissances et compétences.

Intérêts et effets pervers

Par ailleurs, certains constatent des effets pervers de l’usage en continu de ce type de dispositifs. Qui conduisent parfois les sportifs à s’assimiler aux données recueillies, au dépend même des sensations réelles… Au point parfois de ne pas pratiquer au prétexte qu’ils ont oublié leur montre connectée à la maison ou que celle-ci est déchargée.

Pour une utilisation « saine » des objets connectés et de la numérisation, un des enjeux serait donc de pouvoir combiner indicateurs objectifs et sensations propres lors de la pratique, afin de réduire les risques d’asservissement… À son appli, ou à « sa » communauté. Parfois, obtenir des Kudos ou gagner un KOM, devient une fin en soi, afin d’accéder à une certaine notoriété…

Pour faire le parallèle en escalade, l’exemple de ce site scandinave bien connu, qui permet aux bloqueurs et falaisistes de partager leur carnet de croix, puis d’entrer dans une compétition virtuelle est à ce titre édifiant. Puisque, au-delà de la triche inévitable que cela génère (il n’y a aucune vérification), cela conduit certains à « devoir » systématiquement « rentabiliser » la moindre séance en falaise, en « rentrant » une croix, même insignifiante. Le choix des voies ne se fait plus alors qu’au crible du nombre de points qu’elles rapporteront…

Être connecté ne résout cependant pas tous les problèmes…

En témoigne le taux d’abandon de cette famille d’objets. Car on constate que les chiffres sont très élevés. Après 6 mois d’utilisation, près d’1/3 des utilisateurs de montres connectés cessent de les utiliser. Ce chiffre monte à 50 % après 18 mois. Les données mesurées n’auraient-elles pas de sens ? Ou sont-elles trop difficiles à exploiter ?

L’escalade et la numérisation

En escalade comme dans les autres sports, l’utilisation de l’électronique existe depuis plus de 20 ans. Par exemple, la connexion de prises d’escalade à des capteurs de force a démarré dans les années 90 dans le laboratoire de l’UEREPS de Grenoble. L’objectif était alors de mieux comprendre les patterns de locomotion chez le grimpeur. Aujourd’hui toujours, de tels capteurs sont appliqués entre autre aux prises de vitesse et permettent aux entraîneurs d’optimiser la motricité des grimpeurs. Aujourd’hui, au-delà de la recherche pure, la numérisation de la pratique touche plusieurs domaines, parfois en interrelation.

UEREPS Grenoble, années 90 : Mieux comprendre les ajustements posturaux des grimpeurs

L’inclusion

Début des années 2000, dans les Vosges, une expérience a été menée, avec l’objectif de faciliter l’accès à la pratique de l’escalade par des mal voyants. Le dispositif reposait sur l’utilisation de transpondeurs, installés à proximité des prises. Les grimpeurs, équipés de bracelets récepteurs, pouvaient ainsi se repérer plus facilement.

L’immersion

À partir de 2015, sont apparus des dispositifs intégrant la réalité virtuelle. Les objectifs peuvent être de l’ordre du ludique. Mais pas seulement : la réalité virtuelle peut aussi être utilisée afin de lutter contre la peur de la chute.

La performance

Les poutres et autres capteurs de force

Dans ce domaine, la dynamique est très forte, avec parfois des ratés. Le projet Climbax, porté par la marque Suisse Mammut, avait pour ambition de pouvoir offrir aux grimpeurs la possibilité d’enregistrer numériquement leur activité, grâce à deux simples bracelets équipés d’accéléromètres et connectés à une application sur smartphone. Las, cette initiative a pris fin quasiment dans la foulée.

C’est avec l’apparition de la Smartboard, puis de sa déclinaison MySmartboard que le suivi de la performance a sauté un cran. Cette poutre que nous avons déjà présentée, est une exploitation directe de la recherche fondamentale. Outre qu’elle permet d’évaluer les capacités physiques des grimpeurs, au niveau des bras et des doigts, dans des conditions standardisées et contrôlables, elle donne la possibilité à chacun de construire ses propres protocoles d’entraînement et de contrôler ses progrès.

D’autres poutres connectées ont été ensuite conçues sur le modèle de la SmartBoard. Nous ne citerons que la Climbro, qui en constitue sans doute l’avatar le plus avancé. Cette poutre connectée, au design simple et très esthétique, embarque certaines des fonctionnalités présentes sur la Smartboard, qui ne ciblent malheureusement que les doigts. Et l’application dédiée, très accessible et intuitive, lui apporte une tonalité de gaming. Une manière de toucher un plus grand nombre d’utilisateurs potentiels.

Le Tindeq, quant à lui, représente le plus petit dénominateur commun de cette famille. Il est beaucoup plus accessible en termes de prix. Et on peut grâce à lui commencer à recueillir des données utiles à la progression.

Les montres connectées

Accompagnant l’essor de l’escalade, les principales marques de montres connectées ont inséré des fonctionnalités propres à l’escalade… Omettant le fait que, contrairement au cyclisme ou la course la pied, la fréquence cardiaque ne représente guère un indice très utile au grimpeur pour quantifier sa pratique. Oublions donc Garmin ou autre Suunto. Seule, la marque Coros poursuit un développement plus spécifique à notre pratique. Prise de notes manuelles, intégration des cotations, détection des chutes et nombres d’essais dans un bloc ou une longueur… Autant de paramètres qui peuvent être utiles dans le suivi de ses progrès et de son niveau de forme. Sans oublier l’accessoire (ultime) : le mousqueton qui permet d’embarquer la montre au harnais et libère le poignet… Plus commode pour les fissures 😉

L’escalade ludique

Le concept Luxov s’appuie sur une idée somme toute assez simple. Équiper chaque prise de leds, puis les piloter à distance. La vocation de Luxov est ludique et pédagogique.

Pour les adeptes du bourrinage, c’est plutôt vers Piton Equipment, Kilter ou Moonboard qu’il faut se tourner.

Inclinables ou pas, pourvus de prises en bois ou en résine, ces pans modernes ont mis au goût du jour tout ce qui faisait le charme des pans des années 90. Le plaisir d’ouvrir de nouveaux problèmes, dans un espace restreint, puis de les partager avec une communauté. On est juste passé du cahier à l’application dédiée. Les ouvreurs et les partages sont démultipliés.

Gestion et sécurité

Faisons un pas de côté, tout en restant dans le domaine numérique. Comme nous le décrivions dans un article précédent, les salles utilisent de plus en plus des applications dédiées, afin de gérer les ouvertures, mieux comprendre les flux de grimpeurs et fidéliser ces derniers grâce à une dimension communautaire. L’IA s’immisce peu à peu dans le travail des ouvreurs.

Et, dans le but de suppléer aux défaillances humaines, des sociétés comme Walltopia développent des systèmes de surveillance faisant appel aussi à l’intelligence artificielle. Pourquoi pas donc imaginer qu’un jour dans toutes les salles, les clients seront pourvus de bracelets connectés, capables, grâce au système de veille de les avertir en cas d’erreur ou de comportement dangereux…

Conclusion

Aujourd’hui, que peut-on attendre des objets connectés ?

En offrant à tout un chacun d’ouvrir ses propres passages et de les partager via une appli, la numérisation des murs a remis au goût du jour la pratique sur pan et une de ses facettes que la consommation en salle de blocs avait pu effacer : la créativité. De même, en permettant de découvrir l’escalade d’une autre manière, par le jeu pur, des systèmes comme celui de Luxov sont un moyen non seulement d’aborder l’activité différemment mais aussi de reconsidérer certaines modalités d’apprentissage. Tout comme les systèmes d’immersion virtuelle.

Bien entendu la sur-aseptisation qui accompagne ces dispositifs laisse de côté des aspects pourtant essentiels de l’escalade, comme la gestion du risque. Mais elle présente l’avantage d’être plus inclusive.

Si on se place du point de vue de l’usage d’objets connectés en vue de monitorer ses séances et d’augmenter ses performances, la question se pose d’évaluer l’utilité réelle de certains outils. Le niveau moyen des grimpeurs réguliers en France se situe sous la barre du 6c. Autrement dit, pour la majeure partie des grimpeurs qui souhaitent progresser, il y a plus de questions à se poser sur la gestuelle que sur la force maximale ou la résistance.

Toutefois, sans parler nécessairement haute performance, utiliser une poutre connectée, ou une montre qui enregistre différents paramètres lors de ses séances est un bon moyen d’apprendre à mieux se connaître puis à mieux comprendre comment notre corps fonctionne.

Reste à trouver le bon compromis et ne pas en devenir les esclaves.

[1] Schoeny A et Chaboche J (2022). La gamification du sport. L’expérience croisée du pratiquant et du spectateur connectés à l’espace de jeu. Sciences sociales et sport 2022/1, 61-97.
[2] Dagiral E, Dessajan S, Legon T, Martin O, Pharabod A-S et Proulx S (2019). Faire place aux chiffres dans l’attention à soi. Une sociologie des pratiques de quantification et d’enregistrement aux différents âges de la vie. Réseaux 2019/4, 119-156.
[3] Calvignac C (2021). Traductions sociotechniques des principes axiologiques du quantified self. Analyse d’un corpus de brevets US dédiés à la mesure et à la gestion du sommeil. Réseaux 2021/4 N°228, 131-169.

 

 

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3 réponses

  1. LAROCHE dit :

    Bonjour
    J’ai une Garmin et l’utilise pour tout même si ce n’est pas performant pour l’escalade.
    Cela permet de voir le statut de la variabilité de la fréquence cardiaque, la fréquence cardiaque au repos pendant la nuit et la qualité du sommeil.
    Je trouve ses qualités intéressantes pour quantifier un état de fatigue nécessitant du repos.
    Je me trompe peut être mais n’est-ce pas ces critères pour déceler les signes du surentraînement ?
    J’utilise aussi 8a.nu pour y inclure mes croix mais plus pour m’éviter de retourner dans des voies déjà enchaînées. Le côté challenge peut être intéressant s’il ne devient pas obsessionnel, il permet entre autre de se comparer à soi-même d’une année sur l’autre.
    Après chacun fait ce qu’il veut et sait ce qu’il a fait « ou pas » !

    • Olivier dit :

      Bonjour
      Oui d’accord avec vous sur la VFC. C’est un indicateur supplémentaire qui est intéressant à exploiter. Et pour le carnet de croix, peu importe en effet la forme ou le support. Et son intérêt est bien sûr de suivre ses propres progrès. Fonction dévoyé par le site que vous citez, puisqu’il a généré une forme de compétition non régulée et donc faussée. Bien sûr chacun est libre de garder sa fiche en mode « privé » 😉

  2. Bertrand DAVID dit :

    A part certains grimpeurs de haut niveau ou alpinistes de haute altitude, quel est l’intérêt? Multiplier les data centers donc la consommation d’électricité donc la multiplication des panneaux solaires qui envahissent nos campagnes, surtout dans le sud(04,05,83, etc…) Ne nous laissons pas bouffer par les faux progrès.

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